La mode virtuelle, gadget ou tendance de fond ? Et la tech dans les robes ou les accessoires, wishful thinking ou réelle possibilité ? Seconde partie de notre entretien avec le journaliste Olivier Levard, spécialiste des nouvelles technologies, sur la fashion tech de demain.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Défilés 3D (plus d’infos ici), mannequins (plus d’infos ici), avatars (plus d’infos ici) et influenceurs de pixels (plus d’infos ici)…, la virtualité a dernièrement fait une forte percée dans le monde de la mode, obligé de s’adapter au confinement et aux nouvelles contraintes de distanciation sociale, générés par la crise du Covid-19. Cette tendance virtuelle, observée notamment cet été avec les fashion weeks online de Londres, Paris (plus d’infos ici et aussi là) et Milan (plus d’infos ici), vous semble-t-elle susceptible de durer ?
Olivier Levard, journaliste spécialiste des nouvelles technologies : Pour moi, le mannequin en 3D est la star virtuelle qui va remplacer le top model. C’est l’essence même de la créativité de la mode, d’imaginer des créatures fantasmées, des créatures qui nous ressemblent de près ou de loin et qui portent des vêtements. On arrive à concevoir de très beaux personnages virtuels aujourd'hui, humanoïdes ou pas d’ailleurs. Je ne doute pas de la capacité de la mode à nous émouvoir avec toutes sortes de créatures incroyables. A quand un magnifique poulpe virtuel pour présenter des sacs à main, par exemple ? Ca peut nous parler, nous toucher, parce que c’est de l’art.
En mai dernier, ce sont des personnages du jeu vidéo de Nintendo Animal Crossing qui ont défilé, en arborant des silhouettes de grandes maisons de luxe (plus d’infos ici)…
Il y a dix à quinze ans, lorsque les premiers mondes virtuels sont arrivés, certains prédisaient qu’on achèterait des attributs virtuels avec de l’argent. Je n’y ai pas cru et je me suis planté. Par exemple, aujourd’hui, Fortnite, le premier jeu vidéo du moment est gratuit mais les joueurs s’achètent des skins et des accessoires pour modifier leur personnage virtuel, ce qui génère des millions d’euros de bénéfices.
Nicolas Ghesquière, le directeur artistique des collections Femme de Louis Vuitton, a d’ailleurs habillé l’apparence virtuelle du personnage Qiyana de League of Legends (plus d’infos ici)…
Aujourd'hui, les boîtes de jeux vidéo embauchent des designers qui viennent plutôt de ce milieu-là mais je suis certain qu’un jour, on pourra faire carrière dans la mode en étant styliste virtuel de jeux vidéo. Ce que je trouve particulièrement intéressant, c’est la question du genre et de la diversité. Dans un jeu vidéo, un homme peut faire porter des vêtements de femme à son avatar virtuel et le gratifier d’oreilles de léopard, s’il en a envie. Dans le monde virtuel, on fait ce qu’on veut. Quand on porte de la mode dans le monde physique, on reste prisonnier de notre corps, de choses qui nous semblent disgracieuses, notre bedaine, notre couleur de cheveux, etc. Si la mode a l'ambition de changer notre apparence, la mode virtuelle peut aller beaucoup plus loin, en nous permettant de choisir qui on veut être, en toute liberté. Dans tous les grands jeux bac à sable (faisant largement appel à la créativité du joueur, NDLR), les joueurs ont le pouvoir de créer leur héros, dans une boutique de corps qui offre la possibilité de choisir son apparence physique, sa taille, son sexe, son ethnie, sa sexualité, etc. C'est très important, pour un joueur, d’avoir un personnage qui ressemble à ce qu'il veut. On atteint un tel degré de finesse aujourd'hui, dans certaines de ces boutiques de corps, que l’on peut recréer à peu près tous les humains qui existent à la surface de la planète.
C'est l'idée que tous les corps sont possibles ?
Y compris ceux qui sont complètement éloignés de ce qu'on était à la naissance. La mode étant une déclaration personnelle d’identité, nul doute qu’elle accompagnera ce phénomène virtuel à long terme. On peut même imaginer que demain, dans le monde physique, on possède moins de vêtements mais qu’ils soient plus solides et durables pour l’environnement, tandis qu’on fera son shopping virtuel sur le web et qu’on changera de skin, comme on change de coque de téléphone. Je me verrais bien enfin porter, dans le monde virtuel, tous ces chapeaux improbables que j’achète, sur un coup de tête, dans la vraie vie et qui restent dans mon placard.
Tout cela nous amène au rôle joué par la technologie et l’innovation au bénéfice d’une mode plus respectueuse de l’environnement. Que pensez-vous, par exemple, de l’impression 3D qui permet de produire en n’utilisant que les matériaux strictement nécessaires ou de la prévision de tendances par l’intelligence artificielle pour diminuer les gaspillages inutiles ?
L'impression 3D, il y a trois ans, on prédisait qu'elle serait partout. Elle ne l'est pas. Ce qui est génial, c’est qu’elle a complètement changé le prototypage, où elle s’est généralisée, qu’il s’agisse d’objets de mode ou technologiques. En revanche, je ne crois pas qu’on imprimera jamais ses vêtements chez soi. La data, elle, permet de moins se tromper sur les désirs des gens et donc de ne pas produire une collection qui n'intéressera personne. C'est le plus scandaleux des gâchis de créer cent cinquante mille pièces d'un modèle qui ne se vendra pas et partira à la poubelle, faute d'acquéreurs. Mais aussi efficace soit-elle, la technologie ne peut résoudre notre tendance à acheter tout et n’importe quoi. Au niveau personnel, nous devons régler notre problème de surconsommation, en changeant nos priorités pour privilégier la slow fashion. C’est le sens de la question posée par Marie Kondo, dont la méthode de rangement fait écho aux préoccupations de notre époque : est ce que cet objet que je touche entre mes mains provoque une émotion chez moi ?
N’est-ce pas justement l’une des raisons pour laquelle la tech s’est rapprochée du luxe, afin de bénéficier de son capital émotionnel, notamment pour les objets connectés ?
Tout à fait. C’est ce qu’à fait Apple, en s’associant avec la maison Hermès pour les bracelets de sa Watch. Mais cette logique est confrontée à un frein important, à savoir que la technologie se dépasse elle même très vite, alors que le vêtement et l’accessoire de luxe, comparés à la mode jetable, ont vocation à durer. Une montre de luxe, on la garde des années, elle prend même de la valeur parfois. Mais un téléphone perd sa valeur à toute vitesse, dès qu’on ouvre son emballage, en fait. Si je mets des LEDs dans un sac, ils seront dépassés l’année suivante, parce que la tech n’arrête pas d’innover. Du coup, c'est très compliqué d'intégrer de la technologie dans la mode. C’est pourquoi, tout un segment de mode s’est développé pour décorer nos objets technologiques. Hermès propose de magnifiques protections d’iPad en tissu brodé par exemple, tous les grands fabricants de luxe font désormais des coques d’iPhone, etc.
La fashion tech a donc du mal à s’inscrire dans la pérennité, c’est ça ?
Pour l’instant, c’est un échec, oui. Dans la pop culture, par exemple dans le film A.I de Spielberg, on voit de vieux écrans, d’anciennes machines qui continuent à vivre, mais dans la réalité quotidienne, ce n’est pas le cas. On parle souvent d'obsolescence programmée, mais il y a aussi une obsolescence presque psychologique. Le téléphone de l'an dernier, on ne l'aime plus, parce que chaque année, on veut en changer. Telle est la performance marketing de l'industrie du high-tech. Garder un vieux téléphone n'a aucun sens, puisque la technologie est tellement importante dans nos vies que l'aspect fonctionnel écrase complètement l'aspect design. Quand on achète un iPhone, on le choisit aussi parce qu'il est beau mais cet l'iPhone était beaucoup moins performant qu'un autre téléphone, son design ne suffirait pas. Si un iPhone avait six mois ou un an de retard sur ses concurrents, ce serait inacceptable pour le consommateur. Les appareils high tech vieillissent mal et n’ont pas de valeur dans le temps. Mis à part peut-être le Motorola StarTAC, le premier téléphone mobile à clapet, le premier iPhone en aluminium brossé, le premier iPod à mollette ou certaines télés seventies qui font de beaux objets vintage, on ne retrouve pas les appareils high-tech dans les brocantes. Un sac de luxe qui intègre un écran, par exemple, est problématique : Comment updater l’écran ? Comment le changer, quand il est cassé ? Et puis, s’il fonctionne toujours, ce n’est pas beau, un vieil écran. Ce sac fashion tech risque de très mal vieillir.
Vous ne croyez pas aux écrans dans nos habits et nos accessoires, comme la Toile du futur de Louis Vuitton (plus d’infos ici) ?
Si, si, pour moi, les textiles écrans et les textiles intelligents qui changent de couleur sont la prochaine étape. Si un jour on arrive à faire des tissus souples qui sont des écrans, je n'ai aucun doute qu'on les portera d'une manière ou d'une autre. Parce que ce serait extraordinaire de pouvoir modifier les couleurs et les motifs de nos vêtements, chaque jour, au gré de nos humeurs. En labo, c'est déjà possible. Technologiquement, je pense qu'on n'en est pas très loin. Déjà, l’année dernière, ont été dévoilés les premiers téléphones papillon de Samsung et Huawei, à écran souple qui, de smartphone, deviennent tablette. Outre ceux évoqués précédemment, plusieurs défis technologiques se posent : du point de vue de l’hygiène, comment va t’on entretenir et laver ces textiles écrans ? D’un point de vue éthique, comment défendre le fait d’ajouter de nouvelles sources de consommation d’énergie aux habits, dans un contexte de crise écologique ? Il faudra que ces tissus soient autosuffisants, en terme énergétique, ce qui n'est pas forcément si compliqué que ça car ils pourront être alimentés par les mouvements de notre corps. Toujours est-il que ce concept du corps écran, sur lequel on projette des choses, aura son rôle à jouer dans la fashion tech de demain. Pour ma part, il me touche énormément. Il nous fait réfléchir à la place de la technologie et de nos corps d’animaux au coeur de notre civilisation.
* Robocop portera-t-il des robes demain? Un jeans exosquelette pour nous aider à marcher ? Toutes les réponses dans la dernière partie de notre entretien avec Olivier Levard sur Le Boudoir Numérique : 3/3 - “La mode du futur n’est-elle pas celle qui change notre corps”.
* Retrouvez la première partie de l’entretien du Boudoir Numérique avec Olivier Levard : 2/3 - “La mode ne peut plus prendre la tech et les geeks de haut”.
* Poursuivez votre lecture avec les articles suivants du Boudoir Numérique :
- Milan FW P-E 21 – Des mannequins virtuels dansent la Macarena pour Sunnei
- Milan FW P-E 21 - Récap fashion tech de l’édition digitale
- Paris FW Menswear P-E 21 - Récap fashion tech de l’édition digitale
- Paris FW haute couture A-H 20-21 : Récap fashion tech de cette édition digitale
- Habillez-vous sans contact avec les vêtements digitaux de Tribute Brand
- L’avatar d’Olivier Rousteing vous accueille dans le showroom virtuel de Balmain
- Noonoouri prête ses pixels aux bibis de Stephen Jones
- Défilé de mode virtuel de Fashinnovation
- Louis Vuitton X League of Legends en mode fashion tech
- Défilé Hanifa avec des vêtements en 3D, prélude aux fashion weeks sans mannequins ?
- Coup de cœur – Accessoires lumineux de Louis Vuitton
* Olivier Levard est l’auteur de l’ouvrage “Nous sommes tous des robots, comment Google, Apple et les autres vont changer votre corps et votre vie”, Editions Michalon, 2014, 284 pages.