Des voix compagnons pour nous donner des conseils de mode ? Des drones pour orchestrer les défilés ? Des créatures virtuelles pour remplacer les top modèles ? Le Boudoir Numérique fait le point sur le futur de la fashion tech avec le journaliste Olivier Levard, spécialiste des nouvelles technologies et auteur du livre “Nous sommes tous des robots”. Cela tombe bien, cette première partie de notre entretien leur rend hommage.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Bras robotiques pour la présentation de la collection printemps-été 2021 de Philipp Plein, en juillet dernier (plus d’infos ici), des robots dans deux défilés précédents de ce designer allemand, en 2018 et en 2015 ou encore chez Chanel, en 2016, dans un décor de data center (plus d’infos ici)…, les robots et, plus globalement, la technologie ont la côte dans la mode, ces derniers temps. Comment l’expliquez-vous ?
Olivier Levard, journaliste spécialiste des nouvelles technologies : Il y a des robots partout dans la culture en général. Pas seulement dans la mode. Parce que la technologie a gagné et que les geeks sont devenus in. C’est la revanche, depuis dix à quinze ans, des boutonneux à lunettes mal sapés de la classe, fans de Star Wars et d’Ulysse 31 qui, dans les eighties et nineties, étaient à mille lieues de l’univers de la mode. Aujourd’hui, dans la pop culture, les robots et la technologie sont devenus cool et mainstream. Les gens puissants sont technologiques et se définissent par la tech, notamment dans les accessoires informatiques qu’ils achètent, un téléphone Apple ou Huawei par exemple, autant de signes de reconnaissance sociale reflétant leur vision de la mode. Le tip top d’un Huawei et d’un iPhone au même prix, ça va être entre 1000 et 1500 euros mais ce n’est pas les mêmes personnes qui vont les acheter. Le design d’un Huawei est plus bling bling, nouveau riche, avec des couleurs flashy, y compris les fonds d'écran. Apple va être plus sobre, aussi dans sa manière de prendre des photos, plus proche de la réalité, tandis que Huawei ou Samsung vont plus modifier l’image, l’éclairer plus, la colorer. Tout ça pour dire qu’avoir un téléphone, être sur Facebook, etc. relève d’une véritable définition de soi, tout comme porter des vêtements. Ca dit quelque chose sur votre identité. Maintenant que la technologie est partout, la mode ne peut plus prendre les geeks et la tech de haut et donc, s'en est emparé.
Mais pourquoi les robots ? Et puis, finalement, un robot, c’est quoi ?
Souvent, les technologies arrivent par le domaine militaire ou par la recherche de pointe industrielle. Et les robots sont passés par là. En fait, il y a une guerre sur la définition du robot. D’un côté, les pragmatiques pour qui un robot est une machine accomplissant des tâches automatiques, avec un certain degré d’autonomie. Si on accepte cette définition, il y a des robots partout, dans l’industrie : des robots qui mettent des produits dans des colis chez Amazon ou à la poste, les caisses automatiques dans les magasins ou les robots aspirateurs. En revanche, ça, pour les puristes du robot, ce n’est pas des robots, c’est de la robotique. La grande différence est là. Le robot en tant que tel, dans l’inconscient collectif, c’est le robot du cinéma et des livres de science-fiction, d’auteurs comme Isaac Asimov ou Philip K. Dick qui ont été très adaptés au cinéma. C’est le robot androïde, d’apparence humaine ou animale. Et ce robot compagnon, intelligent et rebelle, il n’existe pas dans notre vie de tous les jours. Ou il est très décevant. Par contre, il demeure présent dans l’art, dans la pop culture et partant, dans la mode. Le robot du défilé de Philipp Plein en 2018, par exemple, c’est un robot qu’on voit dans les films. Il ressemble à ceux de Transformers, grand succès au cinéma mais s’il habite l’imaginaire des gens qui achètent les vêtements de ce designer de mode, il ne vit pas avec nous.
Aucun robot n’a réussi à s’installer dans nos maisons ?
Le seul robot star qui a réussi à vraiment s'imposer chez nous, c'est le robot aspirateur, le seul à se vendre en masse auprès du grand public. Des dizaines de milliers en Europe. Un marché énorme. La société IRobot qui commercialise ce genre d’aspirateurs emprunte, d’ailleurs, son nom à I, robot d’Isaac Asimov (un recueil de nouvelles publié pour la première fois en 1950, NDLR). Ces robots aspirateurs ont une certaine autonomie. Ils peuvent éviter les pieds d’une table basse et changer de direction, quand ils arrivent face à un mur. En gros, d’après les spécialistes de la robotique, le robot aspirateur a l’intelligence d’un cafard, ce qui est déjà une performance. Certes, il n’y a pas de quoi s’extasier, nous sommes loin des robots intelligents des livres d’Asimov, de R2-D2 et C3-PO de George Lucas ou encore du garçon robot du film A.I. de Spielberg. Mais ce qui est marrant, c’est qu’on peut s’attacher à lui un petit peu.
Que voulez-vous dire par là ?
Je possède un robot aspirateur à la maison. Je lui ai donné un petit nom, je m’amuse de ses maladresses, quand il se coince sous un meuble. C'est un objet purement performatif, programmé pour faire le ménage. Mais, avec lui, comme avec la poupée de notre enfance, on peut jouer à faire semblant, se raconter qu'il a une autonomie, lui prêter une personnalité. Je vous rassure, je ne passe pas mes journées à lui parler. Ce que je veux dire, c'est que l'homme occidental, riche, qui a accès à la technologie, a cette névrose de vouloir communiquer avec des animaux technologiques, des animaux qu'on a fabriqués.
Un peu comme on le ferait avec le petit robot émotionnel japonais Lovot qui possède déjà sa propre garde-robe de chemisettes, polos, sweats, tricots et autres accessoires de mode (plus d’infos ici) ?
On est dans la civilisation des animaux de compagnie. Je suppose que beaucoup d’entre nous souffrent d’une solitude terrible. Pour ma part, j’adore les chats et mon animal de compagnie est important dans ma vie. On attend la même chose des robots, on aimerait avoir des robots chats, qu’ils nous fassent rire, qu'ils nous surprennent, même s’ils ne sont pas très utiles, bref qu'ils soient nos compagnons. Je ne pense pas que je connaitrai les robots humanoïdes intelligents de mon vivant mais des animaux de compagnie robot, si. Sony a relancé Aibo, en 2018. C’est significatif car ce chien robot avait été arrêté pendant une dizaine d’années. Ca veut dire qu’ils y croient. Alors, les vêtements pour robot, pour moi, c’est une évidence, vu le développement énorme du marché des accessoires pour animaux de compagnie. Offrir un vêtement à son robot, comme on le ferait pour son chien ou son chat, revient à se faire un cadeau à soi-même.
Cadeau qu’on pourrait se faire livrer par drone, comme dans le défilé Dolce Gabbana automne-hiver 2018-19, dont les sacs étaient portés par ces aéronefs sans pilote…
La technologie des drones, comme celle du mapping vidéo, la projection de lumière sur des édifices architecturaux par exemple, s’est démocratisée. A partir du moment où, techniquement, ce genre de création artistique devient possible et que les coûts chutent un peu, ça arrive dans le domaine de la culture et donc dans la mode. Il y a des spectacles de drones, des courses de drones. La mode devant émerveiller par ses coupes ambitieuses, par la qualité de ses étoffes, faire appel aux drones pour les défilés est assez logique. Coordonner plusieurs drones en un ballet gracieux, comme chez Dolce Gabbana, cela fait trois à quatre ans qu’on arrive à bien le faire. Excellente idée pour étonner les spectateurs et faire parler des vêtements, en tout cas.
Autre moment marquant en défilé, Donatella Versace qui questionne OK Google au sujet de la fameuse robe jungle de Jennifer Lopez, lors de la présentation de sa collection printemps-été 2020, l’année dernière, à Milan (plus d’infos ici)…
Ca, c’est les voix virtuelles, la vraie innovation des robots compagnons, finalement. C'est un mouvement de masse assez hallucinant, puisqu'on a quand même les plus grosses boîtes technologiques du monde qui se sont lancées dans ces voix compagnons, Amazon en premier avec son assistant personnel virtuel Alexa, ultra dominant sur le territoire américain, Google avec OK Google, Apple avec Siri, Samsung avec Bixby et Microsoft avec Cortana. Pour l'instant, ces assistants couvrent les domaines de l’information, du service et de la domotique. Par exemple, ce matin, j’ai demandé à ma voix virtuelle s’il fallait que je mette un pull, avant de sortir.
Pourrait-on imaginer qu’une intelligence artificielle nous conseille sur nos choix vestimentaires, comme dans l’épisode 4 de la série Weird City, intitulé La maison intelligente?
C'est encore trop tôt pour ça. Si une fille demande à sa meilleure amie de l’accompagner faire son shopping ou de lui dire si elle est bien habillée, ce n’est pas parce qu’elle est experte en mode ou qu’elle la connaît bien. C’est pour ce qu’elle est, pour sa sensibilité, son regard sur elle, sur leur vécu ensemble, pour son approche émotionnelle, en somme. Demander à quelqu’un “est-ce que cette robe me va ?” est une question hyper complexe. C'est justement là où la technologie se casse les dents. Je fais beaucoup plus confiance à Alexa qu'à mon meilleur ami pour savoir quelle est la température extérieure ou s’il va pleuvoir. Mais certainement pas pour des conseils en amour. Ou comment je dois m'habiller. Ces voix n'ont rien d'émotionnel, rien de fin, elles sont d'une bêtise abyssale. Ce qui ne les empêchera pas d'être très utiles, parce que ces grandes techniciennes, connectées à nos objets du quotidien, s’avèrent très pratiques pour passer l'aspirateur dans le salon ou pour analyser le cliché médical d’une tumeur. La machine nous dépasse déjà pour les réponses techniques et va nous dépasser de plus en plus. Mais pour ce qui relève de l'émotion, on en est encore loin. Cela m’évoque l’épisode L’œuvre de Zima de la série d’animation de science fiction de Netflix, Love, Death + Robots, où un robot nettoyeur de piscine devient le plus grand artiste de son temps. Car évidemment, l'étape ultime pour la technologie, c'est l'émotion, l’art. Ce qui pose une question à laquelle nous ne sommes pas encore confrontés pour l’instant : quel respect accorder à une vie robotique, à une conscience? Notre rapport aux animaux soulève déjà de nombreux problèmes éthiques mais le jour où l’on aura des robots et des intelligences artificielles aussi performantes que celles des animaux, sans parler des humains, cela posera inévitablement la question de leurs droits.
Notamment celui de se rebiffer…
Au cinéma, paradoxalement, les robots sont très soumis, ce qui pour certains spécialistes de la robotique, relève de l’erreur. Les robots de Star Wars, par exemple, ont de la personnalité, de l’humour mais sont dans un rapport de soumission absolu. Dans une des scènes du troisième volet de Star Wars, la revanche des Siths, un parent de la princesse Leia demande que l’on efface la mémoire de C3-PO et ce dernier proteste à peine. Ce n’est pas crédible. Si on avait donné à ce robot une telle dose d’humanité, il serait beaucoup plus rebelle. C’est comme si on disait à un humain qu’on va lui effacer tous ses souvenirs, il ne l’accepterait pas. Cela pose une des grandes questions du futur : le robot ultime n’est-il pas finalement celui qui refusera la servitude?
* Ferons-nous du shopping de skins demain ? Les mannequins virtuels vont-ils remplacer les top models ? Toutes les réponses dans la deuxième partie de notre entretien avec Olivier Levard : 2/3 - "A quand un poulpe virtuel pour présenter des sacs à main ?". La suite et fin de l’interview est là : 3/3 - "La mode du futur n’est-elle pas celle qui change notre corps ?"
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* Olivier Levard est l’auteur de l’ouvrage “Nous sommes tous des robots, comment Google, Apple et les autres vont changer votre corps et votre vie”, Editions Michalon, 2014, 284 pages.