Pourquoi tant de prothèses sur les catwalks ? Un jeans exosquelette pour vous aider à marcher ? Suite et fin de notre entretien avec le journaliste Olivier Levard, spécialiste des nouvelles technologies, sur la fashion tech de demain.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : En février dernier, à New York, Chromat a fait défiler la championne paralympique Femita Ayanbeku, portant une prothèse de jambe (plus d’infos ici). Une saison auparavant, c’était l’artiste bionique Viktoria Modesta qui arborait une silhouette lumineuse sur le catwalk de la marque américaine (plus d’infos ici). Savage X Fenty by Rihanna (plus d’infos ici), Lulu and Gigi Couture (plus d’infos ici) et, déjà, en 1998, Alexander McQueen ont mis les prothèses sous les feux de la rampe. La mode de demain est-elle celle qui nous aidera à devenir cet humain augmenté, mi homme-mi machine, comme on le voit dans le film RoboCop de Paul Verhoeven en 1987 ?
Olivier Levard, journaliste spécialiste des nouvelles technologies : Ma conviction est que l’avenir est au RoboCop. On se rend compte, au travers du cinéma, que cette vision mêlant biologique et technique nous inspire plutôt de l’horreur et de la peur. Mais je pense que cette crainte est destinée à disparaître dans le futur. Nous allons passer d’une évolution darwinienne très lente à une évolution technologique beaucoup plus rapide, où l’on n’hésitera pas à remplacer des parties du corps humain avec de la robotique et de la mécatronique. On remplace déjà les membres des soldats blessés au combat avec des prothèses futuristes, en “recablant” leur système nerveux. C’est tout à fait au point. L’étape d’après et on y arrive, c’est de redonner le toucher au patient, par exemple, de lui permettre de ressentir la force de sa prothèse de main pour ne pas briser les choses qu’il touche. Pour l’instant, nous sommes dans la réparation du corps humain mais la transition qui prendra dix ans, trente ans, trois siècles, nul ne le sait, c’est que nous aurons le choix d’améliorer notre corps. Peut-être les riches bénéficieront-il de ces avancées technologiques, au détriment des couches de la population plus défavorisées… Ils auront les meilleurs bras ou les meilleures jambes. C’est un thème traité dans le film Elysium, par exemple.
Cette critique de la disparité sociale est notamment illustrée, dans ce film de Neill Blomkamp de 2013 (voir trailer plus bas), par un med pod Versace, une machine de soins de santé arborant l’énorme logo méduse de la marque italienne, à l’usage exclusif des citoyens privilégiés de la station spatiale. Et un homme, Max, joué par Matt Damon, s’oppose à ce système inégalitaire, en fusionnant avec une armure technologique multipliant ses capacités physiques…
Tous les films de mecha, dans lequel s’insèrent des individus, comme Pacific Rim (réalisé par Guillermo del Toro, en 2013, NDLR), les dessins animés japonais, les jeux vidéo, incarnent une version exagérée de ce qu’on appelle l’exosquelette, un dispositif robotique autour du corps humain. Beaucoup d’entreprises de par le monde fabriquent des exosquelettes. Cela va du modèle de base, en métal, le plus souvent, en version jambe ou torse, choisie en fonction de l’action à réaliser. Ils permettent, par exemple, de sauter plus haut et de moins se fatiguer, quand on court. La version jambe est déjà utilisée, au Japon, par des personnes âgées ayant du mal à se mouvoir. Elles servent dans l’industrie, avec la version supérieure, pour les travailleurs qui doivent déplacer des charges très lourdes. J’ai essayé, au Japon, des versions pneumatiques permettant d’être plus costaud. Il existe, de même, des options plus évoluées, véritable direction assistée du corps humain qui captent les signaux électriques, à la surface de la peau, pour améliorer les mouvements. Elles sont utilisées pour rééduquer des victimes d’accidents du cerveau.
Ces secondes peaux technologiques ne sont donc plus de la pure science-fiction ?
Non. J’ai rencontré au Canada une femme, Johanne, qui, après avoir passé 17 ans dans un fauteuil roulant, remarche à nouveau, grâce à un exosquelette, une structure robotisée extérieure à ses jambes. Je suis allé me promener avec elle. Je ne dirais pas qu’elle peut courir mais elle peut trottiner, sauter, en tout cas marcher pendant des heures. Et quand elle se couche le soir, elle dit : “J’enlève mes jambes”, comme elle le ferait avec un pantalon. Cela montre à quel point cet exosquelette qui couvre son corps, ce vêtement en somme, est devenu une part d’elle-même. Si la mode est l'habillage du corps, la mode du futur n’est-elle pas celle qui change notre corps et notre rapport à notre enveloppe physique ?
Ca demeure encore un appareillage technique, assez encombrant, non ?
Un jour, cette technologie sera tellement miniaturisée que, si je suis handicapé, j’enfilerai un jeans et ce jeans me fera remarcher. On peut complètement l'imaginer. Par contre, le modèle d’exosquelette dont je vous ai parlé n’est pas encore miniaturisé et il coûte 30.000 euros. Ce qui revient à dire que cette capacité à remarcher, on la paie au prix fort. Cela pose des questions éthiques cruciales, dans le sens où si des exosquelettes permettant aux gens de remarcher existent, il faut que la sécurité sociale les rembourse, au même titre que les fauteuils roulants.
Ce jeans que vous évoquez pourrait-il également être employé comme outil de diagnostic ?
Les vêtements collectant des données médicales se sont beaucoup développés, dernièrement, dans le domaine de la santé. J’en teste régulièrement. Prenons l’exemple de l’holter (boîtier enregistreur du rythme et de la fréquence cardiaque, à porter pendant une durée prolongée, NDLR). Avant, c’était l’enfer de faire ce genre d’examen cardiaque. L’appareil était plein de câbles, on ne pouvait pas prendre de douche avec. Maintenant, on le fait tenir dans un T-shirt. Je crois aussi aux textiles qui nous soignent, aux habits qui améliorent la posture corporelle, par exemple, comme les sous-vêtements de la marque Percko. On est un peu revenu de tous ces wearables cheap, de ces montres connectées qui mesurent le nombre de pas, pour se rendre compte que ce qui a vocation à durer, c’est les produits de qualité, plutôt chers, comme l’Apple Watch ou les dispositifs à la fois utiles et discrets dans notre vie, tels ceux qui analysent notre sommeil. Souples, enveloppés dans un tissu que l’on dépose sous le matelas, on n'a jamais à les déclencher, ils sont toujours allumés, ils se font oublier. Les vêtements diagnostic et médicament font partie intégrante du futur de la fashion tech. Attendons-nous à porter, en permanence, des habits et des accessoires de mode analysant notre santé. En fait, on est déjà là-dedans.
La collecte de données n’est-elle pas la porte ouverte au flicage et à la manipulation des individus, surtout si elle se cache dans les plis de notre robe préférée ? N’est-ce pas là un des dangers de l’utilisation abusive de la fashion tech ?
En devenant plus technologique, devient-on moins humain? Telle est la question. Le danger est réel, puisqu’aujourd’hui le Big Brother de 1984 (roman de George Orwell, publié en 1949, NDLR) est déjà là. Partager avec ses amis, sur Facebook, le nombre de pas que l’on effectue, pourquoi pas. Mais toute donnée n’a pas vocation à être partagée. Les malades d’Alzheimer peuvent être suivis, grâce à un bracelet connecté, pour rassurer les familles mais jusqu’où a-t-on le droit de “pucer” les gens? C’est ce qui peut poser problème notamment avec les outils de santé disposant de fonctionnalités de partage. L’important est de rester maître de ses propres données. Les états doivent travailler à la protection des données personnelles. Ainsi, si tous les outils existent pour favoriser Big Brother, des lois aussi existent. A nous de les utiliser.
* Retrouvez les deux premières parties de l’entretien du Boudoir Numérique avec Olivier Levard sur la fashion tech du futur :
1/3 - "La mode ne peut plus prendre les geeks et la tech de haut"
2/3 – "A quand un poulpe virtuel pour présenter des sacs à main?"
* Poursuivez votre lecture avec les articles suivants du Boudoir Numérique :
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- NYFW 20-21 : fashion tech inclusive chez Chromat
- L’artiste bionique Viktoria Modesta défile pour Chromat
- Des mannequins avec des prothèses à la NYFW 2019
* Olivier Levard est l’auteur de l’ouvrage “Nous sommes tous des robots, comment Google, Apple et les autres vont changer votre corps et votre vie”, Editions Michalon, 2014, 284 pages.