Upcycling, éco-conception, customisation et réparation de vêtements… dans cette seconde partie de son interview, la sociologue spécialisée en environnement Majdouline Sbai se penche sur les alternatives à la fast fashion et, plus spécifiquement, sur les solutions apportées par les Makers, ces adeptes du do it yourself branchés techno, en matière de mode circulaire.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Dans la première partie de notre entretien, vous avez parlé des méfaits de la fast fashion (lire ici) et de la nécessité de “revenir à des modèles économiques plus raisonnés et responsables”, par le biais de la mode circulaire. C’est quoi, la mode circulaire ?
Majdouline Sbai, sociologue spécialisée dans l’environnement : C’est une mode éthique qui s’assure que nos activités d’aujourd’hui, la manière dont les entreprises produisent et vendent maintenant, ne rendent pas impossible le vivant, demain. La fast fashion suit une logique qui prélève dans les ressources naturelles sans qu’elles puissent se régénérer, qui émet plus de polluants dans un milieu qui ne cesse de se dégrader, bref, qui hypothèque chaque jour, un peu plus, notre avenir collectif. Vendre plus, plus vite et toujours moins cher, dans une course sans fin à l’augmentation des marges bénéficiaires, est le principe de l'économie linéaire. La mode circulaire, elle, vise à préserver l’environnement et l’humain, en recherchant d’autres avantages concurrentiels que celui de tirer les prix vers le bas, pour avoir le plus de modèles possibles en magasins. La mode circulaire, c’est œuvrer au bien commun par ses actes d’achat.
Votre conférence, donnée à l’occasion du salon Maker Faire Paris, fin novembre, concernait le rôle des Makers dans la mode circulaire. Comment ces bricoleurs 2.0 investissent-ils la mode pour la rendre plus responsable?
Les Makers, adeptes du do it yourself, se réapproprient les produits, en réparant, customisant ou recyclant les vêtements, les accessoires de mode ou les objets de décoration d’intérieur. Ils favorisent ainsi une meilleure gestion des ressources de la planète. Ils inventent de nouveaux services, basés sur le conseil et le partage ou des procédés artisanaux inédits, simples et accessibles à tous. Leur rôle est stratégique, d’un point de vue collaboratif, car ils n’innovent pas dans leur coin, ils transmettent leurs connaissances aux autres, afin qu’elles soient utiles à la communauté. Les Makers collaborent en open source. C’est le cas notamment d’un groupe d’ingénieurs textiles qui a conçu une machine pour transformer la matière première qu’est le chanvre en fibre prête-à-tisser. Cette machine, ni trop chère, ni trop grande, pourrait permettre de se réapproprier la production des fibres, au niveau local, en privilégiant les circuits courts. Peu avide en eau et en pesticides, le chanvre est une excellente alternative au coton, dont la culture est très polluante. Tout comme l’ortie d’ailleurs, le chanvre permet de fabriquer jeans, chemises, manteaux et plein d’autres choses. Dans ce cas précis, ces Makers ont ainsi répondu à un réel besoin, en termes d’éco-conception.
Qu’est-ce que l’éco-conception ?
Il y a trois grands domaines dans l'économie circulaire. Le premier est l’éco-conception. Il s’agit d’imaginer un produit qui, dans sa phase de production, n’émettra pas de polluants dans l’environnement, utilisera les ressources naturelles de manière raisonnée et évoluera durablement dans le temps. Le second est la relation-client. Dans un marché saturé, où il devient impossible d’accroitre à l’infini son volume de vente, les entreprises se demandent quelle valeur ajoutée différente offrir aux consommateurs, pour qu’ils continuent à acheter. Pour revisiter leur business model, elles se tournent de plus en plus vers de nouveaux services, tels que la réparation, la customisation, la location, l’accompagnement ou le conseil vestimentaires, autant de solutions éco-responsables qui, demain, deviendront une proposition marchande tout à fait courante en magasin.
Des initiatives de ce type existent-elles déjà ?
Oui, je pense à Make My Lemonade qui accompagne les membres de sa communauté dans la fabrication de vêtements par soi-même, avec des patrons de couture (La marque vient d’ouvrir, cet automne, un espace parisien, dédié au do it yourself, avec une mercerie où se procurer tissus et patrons, de même qu’un workshop avec des ateliers DIY, NDLR). L’enseigne H&M a profité de la réouverture de son flagship parisien du quartier Haussmann, en juin dernier, pour proposer à ses clients un espace de customisation, de réparation et de broderie de vêtements (concrétisation du concept Take Care de la marque d’habillement suédoise, inauguré par un projet pilote en Allemagne, en avril dernier, pour mieux entretenir ses vêtements et prolonger leur cycle de vie, NDLR). Le fablab du concept store de la marque Damart, à Lille, prodigue les conseils de personal shoppers. Cyrillus offre un service de revente de ses vêtements en seconde main (accessible sur le site internet de la marque, sous la rubrique Seconde histoire, NDLR). De même, Leroy Merlin a ouvert des ateliers collaboratifs, à Paris et Lille (les Techshops qui donnent accès à des machines, des conseils et des formations pour réaliser ses projets d’aménagement de maison, NDLR).
Quel est le 3e domaine de l’économie circulaire ?
C’est le recyclage. L’idéal pour prélever le moins de ressources naturelles possibles dans le milieu et d’y déverser le moins de polluants, c’est de réutiliser les matières usagées. Le recyclage permet de les retransformer en matières premières, afin de fabriquer de nouveaux produits. Le type de recyclage dégageant la plus grande valeur ajoutée est l’upcycling qui part d’un vêtement de second main, de peu ou pas de valeur, pour en faire une pièce de créateur (C’est le cas, par exemple, de la styliste Marine Serre, gagnante du Prix LVMH pour les Jeunes créateurs de mode 2017, qui revisite la seconde main dans ses collections, très prisées des commentateurs de mode, NDLR). Là encore, les initiatives foisonnent. La marque Marli confectionne des sacs avec des chutes de tissus et de cuir. Les Récupérables coupe ses vêtements dans des tissus d’ameublement (rideaux, linge de maison et autres tapisseries achetés chez des partenaires comme Emmaüs, NDLR). Enfin, des matériauthèques se mettent en place, afin de mettre à la disposition des créateurs et des marques des fins de rouleaux et des chutes de tissus pour faire de l’upcycling.
On sait les Makers friands de tous les outils technologiques, notamment les machines à impression 3D. Le 3D printing est-il un adjuvant pour la mode éthique, dans le sens où l’on ne produit que ce dont on a besoin ou seulement une opportunité supplémentaire pour déverser encore plus de plastique dans l’environnement ?
En matière d’impression 3D, on parle encore de fabrication artisanale, ciblée sur des besoins précis, sans production de gros volumes standard. D’un point de vue éco-conception, c’est toujours mieux d’imprimer un objet totalement adapté à mes besoins que je pourrai garder longtemps que d’acheter de la fast fashion. En analyse du cycle de vie du produit, c’est plus positif.
D’autant plus que, selon toutes probabilités, on pourra bientôt imprimer de la fast fashion compostable en bioplastiques (lire l’article du Boudoir Numérique “Les accessoires de mode en 3D printing biodégradables vont se multiplier”).
Oui, cela fait partie de la démarche cradle to cradle (en français “du berceau au berceau”, concept d’un produit éco-conçu pour être complètement réutilisable, une fois recyclé, sans émission de pollution, NDLR). La marque C&A a créé un T-shirt compostable, tandis que l’entreprise Freitag travaille sur un jeans à 100% naturellement biodégradable. En effet, tant que les gens n’auront pas modifié leurs modes d’achat fast fashion, il vaut mieux que le petit T-shirt qu’on n’aura porté que deux fois sur l’été soit fabriqué dans une matière compostable dans le jardin, plutôt qu’en tissu de fibres mélangées, difficile à recycler, qui finira à la poubelle. Mais j'ai quand même l'intuition que demain, changer tout le temps de look aura moins d'attractivité pour les gens. Cette inconstance ne sera bientôt plus à la mode. On constate déjà un retour puissant des valeurs immatérielles. Les influenceurs parlent de plus en plus de quête d'intériorité que d'objets à acquérir. La nouvelle génération, née avec le smartphone, vit dans le digital. Je suis convaincue que dorénavant, ce seront les notions de sobriété, d'héritage, de culture et de partage qui seront les plus valorisées pour exprimer son identité par le vêtement.
Vous êtes donc positive pour l’avenir ?
Oui. Car la saturation du marché et le ras-bol des consommateurs font évoluer les choses dans le bon sens, d’autant plus que les nouvelles générations ne répondent plus aux mêmes codes consuméristes. Par exemple, la seconde main va exploser dans les années qui viennent. D’ici à 2027, elle sera plus importante que la fast fashion. Donc, oui, de nombreux indicateurs me poussent à être optimiste, sans compter que je ne vois pas comment on pourrait aller plus loin dans la fast fashion, en Occident. Le virage est déjà amorcé par de nombreux consommateurs ou acteurs de la mode et le mouvement va s’amplifiant. Mais ce virage sera-t-il assez rapide ? Nous devons nous réveiller. Les enjeux planétaires sont tels que nous devons agir très vite, maintenant, en anticipant le changement de manière précise, en se donnant des objectifs concrets, afin que la transition ne soit pas vécue comme subie mais comme activement planifiée. Les acteurs d’aujourd’hui, forts de leur savoir-faire, doivent être ceux du changement de demain, même s’ils ont participé au mouvement fast fashion. Le paradigme fondant le succès économique des entreprises, et partant la réussite d’un pays, sur le volume des ventes est profondément ancré dans les mentalités, on l’apprend à l’école et tout le monde y a cru. Il ne s’agit de faire la morale à personne. Maintenant, nous devons tous nous allier et travailler ensemble. C’est très stimulant.
* Lisez la première partie de l’interview de Majdouline Sbai sur l’impact social et environnemental de la mode rapide, dans l’article du Boudoir Numérique : “Les Makers et la mode (1/2) : la fast fashion”.
* Poursuivez votre réflexion, en images, avec quelques documentaires et reportages, suggérés par Le Boudoir Numérique.
* Pour en savoir plus sur le mouvement Maker, retrouvez l’interview de Christophe Raillon, directeur de Maker Faire France, sur Le Boudoir Numérique.
* Majdouline Sbai a collaboré avec Oxfam sur le projet de magasin de mode circulaire Epicycle, ouvert à Lille, le 13 novembre dernier. Plus d’infos sur le site d’Oxfam France, ici.
* Majdouline Sbai est l’auteur de l’ouvrage “Une mode éthique est-elle possible ?”, paru aux éditions Rue de l’échiquier, en avril 2018 (160 pages, 13 euros).