Le Boudoir Numérique a rencontré Naïma Alahyane-Rogeon, en octobre dernier, lors d’un petit déjeuner – débat, organisé à l’occasion de la Fashion Tech Week Paris, dans le cabinet Lexing Alain Bensoussan Avocats, spécialisé en droit du numérique et des technologies avancées. L’avocate, férue de fashion technology, y co-animait une conférence destinée à dresser un panorama des technologies numériques émergentes dans le domaine textile et à faire le point sur les perspectives juridiques s’offrant aux acteurs de la mode. Il n’en fallait pas plus au Boudoir numérique pour vouloir s’entretenir avec elle sur les spécificités juridiques de la fashion technology, sur la protection des œuvres et leur cadre légal…, bref, si vous avez envie de lancer un produit fashion tech et que vous vous posez des questions sur le volet juridique, Naïma Alahyane-Rogeon vous explique tout.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : De quoi parle-t-on exactement, d’un point de vue juridique, quand on évoque la fashion tech ?
Naïma Alahyane-Rogeon, avocate spécialiste de la fashion technology : Tout d’abord, il y a la famille des objets connectés, couvrant une grande partie de notre vie courante. Il n'existe pas de définition légale des objets connectés. On partira donc d’une approche technique pour les définir comme tout équipement, doté de capteurs et de systèmes de connectivité, telles par exemple des puces RFID (de l’anglais radio frequency identification ou radio-identification permettant la récupération de donnés à distance, NDLR), communiquant via un réseau. Parmi les objets connectés, on trouve les vêtements connectés qui interagissent avec l’environnement, conférant ainsi une nouvelle fonction au vêtement. Dans certains cas, ces vêtements connectés permettent de recueillir des données de santé, afin de diagnostiquer des pathologies comme l’épilepsie, par exemple. Ils revêtent alors la qualification de dispositif médical, soumis à la réglementation du Code de la santé publique. Enfin, si les vêtements connectés collectent des donnés à caractère personnel, comme des mesures biométriques de fréquence cardiaque par exemple, ils sont soumis au Règlement général sur la protection des données (RGPD), un texte communautaire entré en vigueur le 25 mai 2018 qui impose de nouvelles obligations pour les entreprises, en Europe. Ce RGPD vient s'ajouter à la loi française, à savoir la Loi informatique et libertés de 1978 qui vient d'être modifiée le 20 juin dernier.
Qu’est-ce qu’une donnée à caractère personnel ?
Les données à caractère personnel permettent d'identifier directement ou indirectement un individu. Prenons l’exemple des scanners corporels. Le client pénètre dans une de ces cabines qui va scanner son corps en 3D et prendre ses mensurations complètes, afin de lui fabriquer un vêtement personnalisé. Ces mesures corporelles, propres à cet acheteur, sont associées à son compte d’utilisateur, mentionnant son nom et son prénom, de même que ses données bancaires, s’il paie par carte et son adresse, s’il fait livrer son costume à domicile. Toutes ces informations sont des données à caractère personnel. L’utilisation de ces données personnelles posent des questions, en termes de confidentialité, de sécurité et d'information des personnes : Comment savoir où vont ces données ? Qu’en est-il de l'autorisation à les commercialiser, à les transférer et les faire circuler auprès de tiers ? La mise sur le marché et l’utilisation de ce type d’équipements collectant des données personnelles implique pour leurs éditeurs de nouvelles obligations, régies par l’application du RGPD.
Quel est le cadre de la loi de 1978 ? En quoi est-il modifié par le RGPD ?
La loi de 1978 est une des premières lois en Europe assurant aux personnes la protection de leurs données, lorsqu’elles sont utilisées par des tiers, des sociétés, des organismes, voire des états. Elle permet à une personne de savoir quand ses données sont collectées, si ces informations sont indiquées dans un fichier et quelle est leur nature. Elle lui offre la possibilité de demander la modification ou le retrait de ses données des fichiers. Le RGPD a confirmé ces points, tout en renforçant la protection, puisque qu’il a augmenté les obligations des organismes collectant et exploitant les données et a alourdi les sanctions. En cas de non conformité, elles peuvent dorénavant aller jusqu'à 20 millions d'euros et 4% du chiffre d'affaires annuel mondial.
Imaginons un designer, en train de concevoir un objet fashion tech. Quel doit être son premier réflexe, d’une point de vue juridique ?
Il est fondamental de s'intéresser à la protection de l'innovation, sous peine qu’un tiers reproduise votre création, ne la copie, sans que vous n’ayez votre mot à dire, parce que vous ne vous êtes pas penché sur la question, en amont. Comme pour toutes créations technologiques ou artistiques, un designer de fashion technology doit réfléchir précisément au type de protection adapté à son innovation : faut-il protéger par le secret, envisager de créer une marque ou de déposer un brevet ? Ce travail de réflexion juridique doit se faire avant toute exploitation et toute divulgation à des tiers. Si vous commencez à discuter aves des partenaires pressentis, à leur présenter votre innovation, il peut être important de faire signer, préalablement, un accord de confidentialité régissant les informations échangées sur le projet.
Une des particularités de la création fashion tech est d’être collaborative. Cette spécificité s’illustre-t-elle en matière juridique ?
En effet, beaucoup d'oeuvres reposant sur l’idée collaborative de leur diffusion et de leur évolution sur le web, on a vu, par exemple, le développement des licences Creative Commons, par lesquelles l’auteur informe le public des utilisations autorisées et interdites de son travail. La encore, il y a une réflexion à mener sur le type de commercialisation que vous souhaitez mettre en place pour votre oeuvre. Les curseurs peuvent être placés à différents niveaux. Vous pouvez très bien accepter, par exemple, que votre oeuvre soit partagée sur internet, que des tiers puissent y apporter des modifications, et en parallèle, interdire qu’ils puissent commercialiser votre œuvre et en tirer profit.
Faut-il ensuite entamer une autre démarche ?
Oui, il faut passer à l’étape de la contractualisation des relations entre les partenaires. L’une des caractéristiques de la fashion tech est de rassembler des acteurs qui n'avaient pas l'habitude de collaborer ensemble auparavant (on pense notamment au partenariat du fabricant de microprocesseurs Intel avec la marque turque Ezra+Tuba pour la Butterfly dress, lire l’interview du Boudoir Numérique ici, NDLR). Dans le domaine textile, on va avoir un styliste qui, au lieu de travailler de manière classique, va se rapprocher d'un développeur, d’un professionnel de l’électronique, etc. pour créer ensemble une innovation, dans le domaine de la mode. Ce travail commun entre interlocuteurs d’horizons divers suppose l'existence d'un contrat, dès la phase d’innovation. La sécurité, en effet, en cas de préjudice, par exemple au consommateur, est d'avoir un contrat régissant les relations entre ces personnes, afin de déterminer les obligations, les droits et les responsabilités de chacun. C'est le cas des contrats de partenariat, de plus en plus courants en fashion technology.
En conclusion, quel conseil ultime donneriez-vous à un designer de fashion tech qui a envie de se lancer sur le marché ?
Il ne doit pas négligerla protection de son innovation technologique, sur le plan juridique, même si, comme dans toute création, d'autres aspects entrent en jeu, tels le volet artistique ou le développement commercial, par exemple. Cette réflexion sur la protection juridique, et plus globalement sur le volet juridique, doit être intégrée, dès le départ. Il serait dommage de passer outre cette étape fondamentale, indispensable à l’exploitation paisible de son oeuvre.
* Le petit déjeuner – débat, co-animé par l’avocate Naïma Alahyane-Rogeon, s’est déroulé à Paris, le 17 octobre 2018. Plus d’infos ici, sur le site du cabinet Lexing Alain Bensoussan Avocats.
* Naïma Alahyane-Rogeonest ambassadrice de l’association La Fashion Tech, organisatrice de la Fashion Tech Week Paris, dont la dernière édition s’est déroulée du 15 au 19 octobre 2018. Le site de l’événement est ici. La page de l’association est là.
* Pour en savoir plus sur la Fashion Tech Week Paris, lisez les articles suivants du Boudoir Numérique :
- “La mode et la tech communiquent mieux” (interview d’Alice Gras, co-fondatrice de l’événement Fashion Tech Week Paris)
- Expo Fashion Tech Week Paris : Le Boudoir Numérique y était
- “La Fashion Tech Week est révélatrice de l’engouement pour la mode technologique” (interview réalisée à l’occasion de la 2e édition de l’événement, en 2015)