Le Boudoir Numérique a rencontré la sociologue Majdouline Sbai, lors de sa conférence sur les Makers et la mode circulaire, à l’occasion du dernier salon Maker Faire à Paris, fin novembre. Afin de mieux comprendre le rôle joué par ces bricoleurs 2.0 dans une mode plus respectueuse des ressources de la planète, des animaux et de l’humain, cette spécialiste des questions environnementales revient tout d’abord, dans cette première partie de son interview, sur le phénomène de la fast fashion, cette “course folle” à produire et consommer toujours plus, plus vite et moins cher.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : La fast fashion, c’est quoi ?
Majdouline Sbai, sociologue spécialisée dans l’environnement : La mode rapide est un phénomène qui a vu le jour ces trente dernières années. Consistant à produire toujours plus, plus vite et moins cher, la fast fashion se caractérise par l’accélération de la saisonnalité des vêtements, afin que le consommateur ne cesse d’en acheter. Ce phénomène est le symptôme d’une histoire qui remonte à la révolution industrielle avec la fabrication de produits manufacturés, par des procédés mécanisés et techniques, au sein des entreprises. Après la seconde guerre mondiale, la démocratisation du prêt-à-porter a permis aux gens d’acheter des vêtements, sans avoir besoin de les fabriquer eux-mêmes. Le concept de consommation s’est développé avec les Trente glorieuses (période de forte croissance économique entre 1945 et 1973, NDLR), tout un secteur économique se développant autour de la commercialisation du prêt-à-porter. Ce phénomène n’est devenu problématique qu’à partir des années 80, où pour produire toujours plus et moins cher, les marques se sont tournées vers des pays à bas coûts de main-d’œuvre, comme ceux de l’Asie du Sud-Est, qui se voient dorénavant sous-traiter la fabrication des vêtements. C’est le début de l’obsolescence programmée (réduction délibérée de la durée de vie d’un produit pour augmenter son taux de remplacement, NDLR). Les produits deviennent moins durables, tant du point de vue de leur résistance que des tendances, puisqu’il faut pousser le consommateur à revenir en magasin acheter des nouveautés. Les vêtements deviennent jetables. Au bout de quelques semaines, on n’a plus envie de les porter, voire on ne les porte jamais. De fait, on estime qu’un tiers des vêtements de nos placards ne sont jamais portés. C’est le grand gaspillage auquel les entreprises et les consommateurs participent, car on continue à accroitre le volume des vêtements, de sorte que depuis 2000, on en est arrivé à doubler le nombre de vêtements produits dans le monde et qu’on prévoit de le tripler à l’échéance 2020.
Lors de votre conférence, vous avez évoqué une des conséquences de la fast fashion, à savoir la déconnexion entre la fabrication des vêtements et leur vente. De quoi s’agit-il ?
Dans les années 90, les entreprises de mode ont opté pour une organisation visant à garder leur siège dans les pays du Nord, où sont centralisés la conception du produit, le marketing et la communication. Et à sous-traiter la fabrication, la moins chère et la plus rapide possible, dans des pays comme la Chine qui commence à émerger, depuis les années 80. Le sous-traitant sous-traite à un autre qui, lui-même, délègue à un tiers, jusqu’à ce que, finalement, le processus de fabrication d’un vêtement s’éloigne complètement de celui de sa création. Apparaît dorénavant une déconnection entre la matière première et le produit final, beaucoup d’enseignes n’achetant plus que des vêtements terminés, sans jamais se préoccuper des ressources initiales mises en oeuvre. Les entreprises sont devenues incapables d’assurer la traçabilité des produits, d’identifier de quoi ils sont composés, de savoir comment leur finition est réalisée, si des polluants ont été déversés dans le milieu naturel ou si les ouvriers les fabriquent dans de bonnes conditions de travail.
Quelles sont les conséquences de la fast fashion sur l’environnement ?
La matière première principalement utilisée par la filière textile est le coton, dont la culture a un impact négatif sur l’environnement. Le coton de la mode absorbe, à lui tout seul, 25% des pesticides employés dans le monde. La filière textile est la 3e consommatrice d’eau d’irrigation de notre planète, en raison de la culture du coton. 5000 litres d’eau sont nécessaires pour réaliser un T-shirt. En termes de fabrication et de transports, la filière textile émet plus de gaz à effet de serre que le transport aérien et maritime, sans compter l’émission de polluants, telles les teintures, dans le milieu naturel, comme les cours d’eau. Les indicateurs sur les conséquences négatives de la mode sur l’environnement ne manquent pas.
Quelles sont les conséquences sur les travailleurs ?
Concernant les droits humains, les choses progressent, comme c’est le cas en Chine, où les conditions de travail se normalisent, en matière de salaire notamment. La situation évolue plus lentement au Bangladesh, par exemple, où un travailleur de la filière textile gagne quelque 30 dollars par mois. Surtout, il faut savoir que seul 0,6% du prix d’un produit est reversé au travailleur qui l’a fabriqué. On peut parler d’exploitation, dans le sens où le savoir-faire des ouvriers est complètement déconsidéré. Il faut promouvoir des solutions favorables aux travailleurs, comme celles visant, par exemple, à répartir une plus grande partie de la marge financière sur la phase de fabrication, afin que les entreprises sous-traitantes puissent investir dans de meilleures conditions de travail et dans la part consacrée au salaire de l’ouvrier.
La mode rapide génère également de la souffrance animale…
Tout à fait. La filière de la mode reproduit exactement la même exploitation industrielle de l’animal que celle du secteur alimentaire. L’animal est utilisé comme un objet, une matière première destinée à confectionner des vêtements, sans aucun respect pour le fait qu’il soit un être vivant. Braconnage pour satisfaire les besoins croissants du secteur du luxe, maltraitance des chèvres angora, lors de leur tonte en Afrique du Sud… de nombreux scandales sont fréquemment dénoncés par des ONG comme PETA (acronyme “People for the Ethical Treatment of Animals” ou “Pour une Ethique dans le Traitement des Animaux” de cette association de défense des droits des animaux, NDLR). On ne peut pas traiter un animal comme un objet. Il faut le respecter et assurer son bien-être.
Et le consommateur, dans ce contexte ?
Le vêtement répond au besoin fondamental de se vêtir, face aux aléas climatiques mais aussi d’entretenir des relations sociales et culturelles avec autrui. En fonction de nos attentes du moment, nous poursuivons tous cette quête liée à l’expression de l’image de soi, au travers de l’achat de produits de mode. Mais cette recherche est bien trop profonde pour être satisfaite par un simple objet matériel et encore moins par un vêtement sans histoire et sans âme, issu d’une fast fashion aux promesses non tenues. Les sirènes du marketing nous vendent des images qui n’ont rien à voir avec la qualité et le confort du produit, la manière dont il nous accompagne dans nos modes de vie ou dont il s’adapte à notre morphologie. Ainsi, même si les placards débordent de vêtements, la majorité des gens continue de déclarer avoir envie de maigrir, par exemple. Les vêtements de la fast fashion n’aident pas les consommateurs à se sentir mieux dans leurs corps et dans leur rapport au monde. Et que dire du message projeté, quand on porte des vêtements entachés par la destruction de la planète et par la souffrance des travailleurs ? Personne n’est confortable avec cet état de fait.
Et puis, finalement, outre son impact social et environnemental destructeur, cette fast fashion est-elle seulement un gage de succès, à terme, pour les entreprises ?
La mode rapide est une course folle. Plus la taille de votre entreprise est grande, plus vous allez être capable de négocier à la baisse les prix de votre chaine d’approvisionnement. Parce que ce qui compte pour vous, c'est le volume de vente. Même si vous dégagez des marges bénéficiaires faibles sur vos produits, votre stratégie commerciale très offensive vous permettra d’en écouler énormément, avec du réassort continu de nouveaux modèles, des soldes permanentes en magasins, etc. Dans cette course au prix bas, de grandes enseignes internationales comme Zara ou Primark disposent d’une plus grande capacité à tenir la route que les entreprises de taille moyenne concurrentes qui, moins résistantes en termes de marges, ne tiendront pas le choc sur la durée. Donc, non, la fast fashion ne fonctionne pas. La question qui se pose dorénavant est la suivante : comment trouver une alternative à cette course folle? C’est là qu'intervient la mode circulaire pour revenir à des modèles économiques plus raisonnés et responsables.
* Lisez la seconde partie de l’interview de Majdouline Sbai sur la mode éthique et les solutions apportées par les Makers, dans l’article du Boudoir Numérique : “Les Makers et la mode (2/2) : la mode circulaire”.
* Poursuivez votre réflexion, en images, avec quelques documentaires et reportages, suggérés par Le Boudoir Numérique, ici.
* Pour en savoir plus sur le mouvement Maker, retrouvez l’interview de Christophe Raillon, directeur de Maker Faire France, dans cet article du Boudoir Numérique, “Les Makers s’emparent de la mode pour la rendre plus responsable”.
* Majdouline Sbai a collaboré avec Oxfam sur le projet de magasin de mode circulaire Epicycle, ouvert à Lille, le 13 novembre dernier. Plus d’infos sur le site d’Oxfam France, ici.
* Majdouline Sbai est l’auteur de l’ouvrage “Une mode éthique est-elle possible ?”, paru aux éditions Rue de l’échiquier, en avril 2018 (160 pages, 13 euros).