2/4 - Comment l’intelligence artificielle peut-elle être utile à la mode ? La réponse, exemples concrets à l’appui, dans cette deuxième partie de l’interview de Romain Chaumais, executive leader de l’entreprise française Fashion Data, spécialisée dans l’IA appliquée à la mode.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Vous l’évoquiez dans la première partie de notre entretien (lire ici), l’éco-rentabilité doit être au cœur des préoccupations des marques de mode. La prévision des tendances de la mode par l’intelligence artificielle, l’une des solutions proposées aux entreprises par votre start-up, favorise-t-elle cette éco-rentabilité ?
Romain Chaumais, executive leader de Fashion Data : L’analyse du web et des réseaux sociaux par les ordinateurs permet de déduire vers quoi évoluent les tendances de la mode. Ca peut être relatif à une coupe, une matière, une couleur, un type de produit, une façon de le porter, par exemple si la jupe noire revient en force, si elle est au-dessus du genou, en dessous, si elle est plissée ou droite, etc. Les courbes d’analyse indiquent si une tendance est en train de descendre, une autre de monter. Une tendance qui commence à chuter mais qui serait encore relativement importante ne doit pas être oubliée. Il faut que vous disposiez des articles susceptibles de répondre à ce besoin, même s’ils vont dorénavant s’adresser plutôt à une clientèle de suiveurs. Mais si un marché demeure pour ces articles-là, les fashionistas ne les achèteront plus. Par conséquent, quand vous leur enverrez votre prochain e-mail, il ne faudra plus leur proposer ces produits mais de nouveaux modèles. A noter que l’analyse prédictive ne vous dit pas combien de produits vous allez vendre l’année prochaine, mais si vous allez en vendre plus ou en vendre moins que l'année dernière. C’est-à-dire qu’elle donne à la hausse et à la baisse l'évolution des ventes pour les années suivantes. L’une de nos solutions de prévision de la demande se spécialise dans la prédiction des ventes futures, basée sur les données des ventes du passé. Imaginons que vous désiriez mettre sur le marché un pull à col V vert à rayures noires. Nous allons étudier dans les exemples du passé tous les produits similaires que vous avez vendus, ce qui nous donnera une bonne indication sur votre capacité à écouler ce genre d'articles. Nous analysons les ventes du passé en les corrigeant par rapport aux ventes potentielles complètes, en fonction de certains phénomènes, tels que les ruptures de stock. Nous pouvons, par exemple, estimer que vous auriez pu vendre 15% de manteaux en plus, en détectant comme frein principal un manque de quantités suffisantes à écouler. Ou alors, vous avez peut-être vendu 10.000 pièces mais au final, nous pouvons déterminer que votre réel potentiel de vente était plutôt de 7500 pièces car vous avez dû faire un usage important de la promotion et de la décote pour réussir à écouler tout ce que vous aviez fabriqué. En combinant les ventes, celles du passé corrigées et les tendances de mode, nous pouvons aider une marque à ajuster plus précisément les quantités à acheter pour produire, à réduire les invendus et éviter les ruptures de stock. C'est là qu'on rejoint cet objectif d'éco-rentabilité d’une enseigne qui n'ayant pas trop fabriqué, n’a pas de rebut et ayant bien vendu, sans faire de décote, est donc rentable.
Une fois le produit lancé, pouvez-vous suivre son cycle de vie pour l’adapter aux circonstances du moment ?
Dès qu'un article est mis en magasin, les ventes réelles démarrent et c'est comme au cinéma. La première journée d'un film ou le premier week-end, on voit assez vite s’il va bien marcher ou pas. La mode, c'est pareil. Trois à quatre jours de vente suffisent pour estimer si le produit est à la hauteur des espérances ou pas. Là, nous mettons en place un pilotage durant la saison qui consiste à détecter le plus vite possible si vous aurez suffisamment de produits, si vous en aurez trop, si vous n’en aurez pas assez. Si vous en avez suffisamment, tout va bien, surtout ne faisons pas de décote. Si vous en avez trop, inutile d’en fabriquer plus, stoppons les commandes et commençons à réduire le prix pour accélérer l'écoulement des ventes, afin de ne pas se retrouver avec un paquet d’invendus, en fin de saison. Si vous n’en avez pas assez, vous êtes peut-être capable de déclencher des productions à fournir aux magasins dans les quinze jours pour suivre la demande, sinon, vous allez devoir gérer la rareté, en mettant les pièces dans certains magasins seulement ou sur le web, pour que les ventes soient faites au bon endroit.
En ce qui concerne l’approvisionnement en magasin, que pouvez faire ?
Les magasins n’ont pas besoin de disposer des mêmes quantités et des mêmes articles, en même temps, car chacun d’entre eux est différent. L’un va vendre plus de grandes tailles et de sportswear, l’autre plus de petites tailles et des articles casual. Chaque magasin possède ses propres nuances que nous déterminons dans notre analyse d’identité, afin de comprendre comment mieux adapter l’offre et ajuster les stocks. La question étant de savoir la quantité pour chaque référence, taille et couleur à placer dans chaque magasin et ainsi disposer des bonnes quantités, au bon endroit. Il va de soi que les retailers ne nous ont pas attendus pour optimiser leurs stocks en magasins. Mais c’était réalisé avec des règles qui n'étaient pas de type big data, des règles somme toute assez simples qui pouvaient tenir dans un tableau Excel. Avec l’IA et le big data, nous sommes capables d'apporter beaucoup plus de subtilité et de précision dans le pilotage intelligent de la chaîne d’approvisionnement du magasin de mode, pour chaque quantité, pour chaque magasin, chaque jour et chaque article.
Vous offrez également une solution pour prioriser les commandes ?
En effet. Si vous faites remplir, en Chine, un conteneur avec vos articles fabriqués là-bas, sachant qu’il n’y aura pas de prochaine livraison avant dix jours par exemple, il faut absolument que vous connaissiez les produits à mettre en premier lieu dans ce conteneur. L'objectif de cette solution de priorisation de l'ordre des commandes est de faire en sorte que vos manteaux d’hiver arrivent en magasins au moment où il fait froid mais pas trop tôt. Et donc, qu'ils laissent d’abord la place, dans le conteneur, aux pulls de demi-saison destinés à un temps plus doux. Si c’est l’inverse, vous risquez de louper votre saison. Calculer un niveau de priorité pour chaque commande permet d’acheminer les produits aux bons endroits, aux bons moments et aux meilleurs prix.
L’intelligence artificielle permet-elle d’éviter les retours de colis ?
En Allemagne notamment, le retour d’achats est un problème environnemental très grave. Dans ce pays, 50% des commandes de mode sur le web sont renvoyés, les consommateurs allemands ayant l'habitude de pouvoir acheter sur internet, en disposant d’un délai de trois semaines pour le retour de marchandises, sans pénalité et sans frais de transport. Un même article peut être vendu deux ou trois fois, avant que quelqu'un ne décide de le garder définitivement. En termes d'empreinte carbone, c'est une catastrophe. On en revient à la connaissance du client, puisqu’il s’agit ici de s’attaquer aux habitudes de consommation. Si un client a mis trois pulls rouges, en trois tailles différentes, dans son panier, c'est juste qu'il a un doute sur sa taille. Il commande trois tailles différentes pour, après essayage, n’en garder qu’une et il renverra les deux autres tailles. C’est là que l’intelligence artificielle peut intervenir car elle connaît la taille dont a besoin le client, disons medium. Il est alors possible de simuler une rupture de stock des tailles small et large sur le site d’e-commerce pour n’envoyer que le M. Ou d’ajuster les frais de transport, en fonction des profils de ces consommateurs profitant du système de retour gratuit, afin de décourager leur comportement. Voire d’éviter ce type de clients, en ne leur envoyant plus d’e-mails promotionnels. De fait, un client qui rapporte 100 euros de chiffres d’affaires mais en coûte 150, en matières et transports à la marque et à la planète, n’est pas éco-rentable.
Etes-vous à même de démontrer à vos clients, chiffres à l’appui, l’impact de vos solutions d’éco-rentabilité ?
Oui. Beaucoup de marques s’en tiennent encore à leur intuition et ne prennent pas le temps de vraiment chiffrer l'impact de leurs actions sur l’évolution de leurs ventes, de leur clientèle, etc. Pour notre part, nous nous imposons de mesurer les bénéfices, en termes de marge additionnelle et de réduction de l'émission de CO2, générés grâce à nos solutions. La quantification des résultats nous apparaît comme une démarche souhaitable et nécessaire car pour s’améliorer, rien de mieux que de savoir clairement où on en est.
* Retrouvez la première partie de l’interview de Romain Chaumais sur Le Boudoir Numérique : “L’intelligence de la donnée au service de l’éco-rentabilité de la mode”.
* Le site internet de Fashion Data est ici.
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