Environnement de navigation personnalisé, conseils de stylistes en ligne, essayage virtuel, big data, IA et chatbots… , les plateformes de vente online ne ménagent pas leurs efforts pour coller, au plus près, aux besoins spécifiques du consommateur. Alexandra Balikdjian, docteur en psychologie de la consommation, spécialiste du comportement du consommateur et de son environnement, décrypte avec Le Boudoir Numérique cette tendance des marques de mode à personnaliser, de plus en plus, le parcours d’achat du client sur le web.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Les marques de mode développent de plus en plus, online, des services uniques, ciblés sur les attentes des consommateurs, comme des box personnalisées, des conseils de stylistes dédiés, de la customisation d’articles, etc. Cette volonté de personnalisation est-elle un phénomène récent ?
Alexandra Balikdjian, docteur en psychologie de la consommation, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB), à la faculté des sciences psychologiques et de l’éducation : Non, cette tendance qui vise à enrichir l’expérience de consommation du client n’est pas nouvelle. Elle existe déjà dans les magasins physiques, où le rapport privilégié entretenu entre le client et la vendeuse, notamment, joue un rôle important dans la fidélisation du consommateur. Le client aime être considéré comme un être unique et singulier. Quand vous faites du shopping en boutique, la vendeuse va vous reconnaître, elle va vous parler et, éventuellement, vous conseiller des nouveautés qui pourraient vous convenir. Bref, elle va vous traiter d’une manière personnalisée qui favorisera votre retour, par la suite, dans cette enseigne. C’est la même chose, online, dans un monde de plus en plus digital, où il est dorénavant aussi facile d’acheter des jeans au Danemark par exemple, qu’au coin de la rue. Face à la diversification de l’offre sur internet, non plus liée à la proximité, mais à la possibilité d’acquérir des produits, où je veux, dans le monde entier, les marques proposent d’autres expériences aux clients, grâce à ces nouveaux services.
Ce besoin d’être unique est-il partagé par tous les individus?
Nous avons tous envie d’être complètement différent des autres, d’être reconnu comme quelqu'un de singulier et, à la fois, nous souhaitons nous identifier à une norme, perçue comme notre idéal du moi. Dans notre société occidentale, cet idéal du moi se construit, notamment, au travers de notre consommation. Si vous êtes maman, par exemple, rappelez-vous le moment où vous êtes allée, pour la première fois, acheter des couches pour bébé au supermarché. Peut-être avez-vous ressenti de la fierté, en déposant ce produit, sur le tapis roulant ? Et cela, parce que vous accédiez, par vos achats, à un nouveau statut social, en vous rapprochant d’une cible à laquelle vous aspiriez, celui de votre mère, celui de vos copines qui avaient déjà des enfants, avec lesquelles vos sujets de conversations se sont dorénavant cristallisés sur les marques pour bébé choisies, les moyens de livraison, des trucs et astuces, etc. Ainsi, nos choix sont guidés par nos gouts individuels mais aussi par notre attirance vis-à-vis d'un groupe de référence. Et si notre consommation répond, certes, à nos besoins fondamentaux, comme s’alimenter, par exemple, qui nous entraîne, en quelque sorte, à aller faire des courses, elle est également le vecteur d’une charge de communication importante, car elle en raconte beaucoup sur nous.
Est-ce à dire que, sur internet, les marques reconnaissent le client d’une manière unique, dans un environnement auquel il peut s’identifier?
Oui, en personnalisant la navigation, par exemple, le site internet me reconnaît comme un être singulier, en m’accueillant, en me rappelant les derniers produits que j’ai consulté, en m’en proposant d’autres qui risquent de me plaire, sur base de mes achats précédents, etc. Le site établit avec moi un lien qui va m’aider dans ma pratique du shopping. Mais à côté de ça, en réalité, c’est un algorithme de probabilité qui m’a désigné comme appartenant à un certain cercle, imaginons, une femme dans la quarantaine, qui porte du 42 et qui apprécie tel type de chemisier, généralement dans trois marques spécifiques. Cette captation est donc à la fois individuelle mais aussi de probabilité, puisque le chemisier que l’on me proposera n’est pas réellement un chemisier pour moi, mais plutôt pour une typologie particulière de consommateur. Si vous êtes une femme de 40 ans qui porte ses trois marques-là, alors vous êtes censées aimer cette quatrième marque-là, même si vous ne la connaissez pas.
Si on ne me propose que des produits ressemblant à ceux que j’ai déjà acheté, ne vais-je pas être limitée dans mes possibilités à découvrir de nouvelles choses?
Non, car l’algorithme vous suggérera des choses que vous aimez mais que vous ne connaissez pas encore. Si les femmes de 40 ans qui mettent du 42 trouvent que la couleur moutarde leur va bien, on va me proposer des pulls moutarde, même si je n’ai jamais pensé à porter cette couleur ou que je n’ai jamais osé. Et peut-être que j’essayerai un pull moutarde et que cela me plaira. Cela n'enlève rien à l’ouverture à la nouveauté et à la créativité potentielles.
Les marques font appel à l’intelligence artificielle pour séduire les clients, par l’analyse de leurs caractéristiques et de leur comportement de navigation ou encore aux chatbots pour simuler des dialogues avec les utilisateurs, sur les sites web. Peut-on parler d’une volonté de créer une expérience émotionnelle pour le consommateur?
Oui, créer un lien émotionnel fort avec le client est un des éléments-clés favorisé par les marques, dans leurs stratégies commerciales. A cet égard, l’intelligence artificielle et le big data offrent des outils de plus en plus efficaces pour connaître le consommateur et lui faire des propositions d’achats de plus en plus ciblées, susceptibles d’enrichir au mieux son expérience client. De son côté, le client ne se dit pas qu’un algorithme a été mis en place pour lui vendre une nouvelle paire de chaussures. Il se dit plutôt que la marque connaît ses goûts et donc, qu’elle fait attention à lui. Les marques qui s’en sortent le mieux aujourd’hui sont celles qui réussissent à transformer l’acte d’achat d’un client en une véritable expérience de consommation, basée entre-autres sur l’émotion de la personnalisation.
Dans un tel contexte, le consommateur ne devient-il pas particulièrement sensible à la satisfaction immédiate de ces besoins spécifiques?
Il est clair que le client devient de plus en plus exigeant, par rapport à la satisfaction de ces attentes, de ce qu’il recherche. Il est dans l’immédiateté. Si consommer, c'est exister, quand il a décidé d'exister, c'est tout de suite, là, maintenant. L’esprit affuté, il est enclin à faire des recherches, à se renseigner online. Le consommateur est notamment devenu très pointu sur les questions de rapidité de livraison et de promotions sur les produits, par exemple. Il a d’ailleurs tendance à banaliser les offres promotionnelles et va trouver normal, aujourd'hui, de bénéficier d'une réduction, même en dehors de la période des soldes. Dans le cadre de la mondialisation où il y a toujours une offre plus intéressante quelque part, et face à un consommateur de plus en plus alerte, les plateformes de vente essaient de répondre à cette demande d’immédiateté en réduisant le temps de livraison et, plus globalement, travaillent énormément à faciliter le parcours shopping, en aplanissant au maximum toutes les complications et difficultés.
Comment voyez-vous le futur de la personnalisation online?
La personnalisation, c’est l’avenir. Le développement du big data aidant, on fera au client des suggestions de plus en plus ciblées. La frontière entre le digital et le physique va encore diminuer, les clients trouvant tout à fait normal de commencer leurs achats en ligne, de les poursuivre en magasin et de les payer directement sur une application mobile. Le tout, pour une expérience de shopping encore plus personnalisée, simple, immédiate et fluide.
* Cet entretien avec Alexandra Balikdjian s’est déroulé dans le cadre de la rédaction de l’article intitulé “Shopping perso 3.0”, pour le magazine belge Le Vif Weekend, en date du 21 mars 2019. Découvrez le ici.