Rendre la chaîne d’approvisionnement de la filière textile plus respectueuse des êtres sensibles et de l’environnement, tel est un des enjeux de la mode durable, notamment en terme de traçabilité des matières premières. Blockchain, marqueurs chimiques, analyse scientifique, intelligence artificielle…, Le Boudoir Numérique s’est penché sur les avancées technologiques en ce domaine, en compagnie de Marie Montliaud, spécialiste innovation et développement durable, jusqu’il y a peu à la Fédération française de la maille, de la lingerie et du balnéaire. Interview.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Nous nous sommes rencontrées à l’issue d’une conférence Impact (voir infos plus bas) à laquelle vous participiez sur la chaîne d’approvisionnement de la filière textile, thème en mars 2019 d’un guide pratique (voir infos plus bas), destiné à aider les marques dans la réduction de leurs impacts sociaux et environnementaux. A quelles difficultés les entreprises de mode sont-elles confrontées, dans la mise en place d’une chaîne d’approvisionnement plus responsable ?
Marie Montliaud, spécialiste en innovation et développement durable : Premièrement, elles ne sont pas toujours conscientes du fait d’être exposées à des risques RSE (responsabilité sociétale des entreprises par laquelle elles prennent en compte les enjeux éthiques et sociaux de leurs activités, NDLR) ni de quelles manières elles le sont. Souvent, via leurs relations contractuelles, en rendant visite à leurs fournisseurs, elles ont l’impression que, bon an, mal an, tout va bien. Pourtant, en tant que donneur d’ordre, il est primordial de vérifier, sur le plan humain, que des conditions fondamentales soient respectées, comme l’absence de travail forcé dans les usines ou de conditions de travail dangereuses. Il s’agit de s’assurer que les personnes travaillant dans des ateliers de confection ou de teinture, où elles sont soumises à des risques chimiques, par exemple, exercent leur métier dans des conditions de santé et de sécurité suffisantes à la prévention des maladies et des blessures, qu’elles effectuent un nombre d'heures correct leur évitant l'épuisement et qu’elles sont payées à un prix juste. Il faut également prendre en compte l'impact environnemental de sa production, par exemple les rejets dans le milieu aquatique de teintures polluantes ou celui de ses matières premières, en vérifiant comment elles sont sourcées.
Et en ce qui concerne la souffrance animale ?
L’intensification de la production des matières comme la laine qui, autrefois nécessitait du temps, entraine des risques de maltraitance des animaux, parce qu’on va de plus en plus vite pour la tonte, parce qu’ils sont élevés sur des parcelles de terrain de plus en petites, où ils sont de plus en plus stressés. Pour augmenter les rendements, on ne prend pas en considération le bien-être de l’animal. Des pratiques comme le mulesing, l’ablation de la peau autour de l’anus des moutons pour éviter la ponte des parasites dans ces zones humides du corps, ne doivent en aucun cas continuer à exister. Voilà le type de problèmes à résoudre actuellement et les préoccupations à prendre en compte, lorsque l’on source une matière animale : éviter toutes formes de pratiques barbares, vérifier au maximum les élevages, exiger des garanties et imposer des critères de bien-être animal à faire respecter, le problème étant la difficulté à évaluer la souffrance des animaux, dont ils ne peuvent témoigner par eux-mêmes et qui relève plus de l'affect et des valeurs de chacun. L’être humain se révèle notamment plus sensible à la souffrance des mammifères, qu’à celle des espèces reptiliennes ou des insectes, par exemple.
Un des outils pour une chaîne d’approvisionnement plus respectueuse est la traçabilité. De quoi s’agit-il ?
La traçabilité consiste à partir de la matière première pour la suivre, tout au long de sa transformation jusqu’au produit fini, d’avoir le passeport de son produit, de savoir par où il est passé. La traçabilité dans le développement durable permet de dire si mon T-shirt a vraiment été produit avec du coton bio. Le consommateur a souvent beaucoup de mal à comprendre qu’une marque ne soit pas capable de dire si le coton contenu dans son T-shirt est bio ou pas. Il s’imagine qu’on peut suivre le coton, comme s’il avait été cueilli dans son champ par un petit artisan du fin fond de l’Inde, puis filé et tissé à deux pas, dans sa maison. Certes, c’est possible avec un label comme Biore qui est reparti du producteur local pour développer sa chaine de valeurs textile responsable, jusqu’au produit fini. Mais actuellement, les traçabilités sont partielles. Le but, c’est de les globaliser.
La technologie peut-elle s’avérer utile pour ce faire ?
La technologie a un rôle à jouer dans la traçabilité. De nouvelles technologies disruptives permettent de faire entrer, avec plus d'agilité, les données de différents acteurs dans une chaîne d'approvisionnement digitale, où elles sont vérifiées par l’ensemble des autres membres de la chaîne. C'est le concept de Blockchain (ou chaîne de blocs, base de données de stockage et de transmission d'informations, sans contrôle d’un tiers extérieur à la chaîne, NDLR). La blockchain offre un outil de traçabilité numérique sécurisée garantissant la fiabilité des données distribuées à l’ensemble des acteurs et enchaînées les unes aux autres, d’une manière inviolable.
Lors de la conférence à laquelle vous participiez, vous avez également mentionné la possibilité d’identifier les fibres textiles pour améliorer leur traçabilité. Comment ?
Les fibres synthétiques ou artificielles étant fabriquées par l’homme, il est possible de les doter, lors de leur création, d’un marqueur physique ou chimique, afin de pouvoir vérifier en laboratoire qui a produit cette fibre. Ainsi, la fibre de viscose éco-responsable Lenzing Ecovero peut être identifiée, de cette manière, dans un produit final. C’est la garantie pour le consommateur que son vêtement contient bien cette fibre spécifique ayant moins d’impact sur l’environnement. On peut aussi traiter les fibres, par exemple, les gaufrer, pour mieux les authentifier par observation microscopique. Pour les matières naturelles, on ne peut pas les modifier de cette façon. Or, rien ne ressemble plus à un coton qu’un autre coton, hormis peut-être la longueur de sa fibre et sa qualité. Par contre, il est possible de déterminer l’empreinte chimique d’une fibre, son ADN en quelque sorte, en fonction de l’endroit où elle est cultivée, des composants particuliers qu’elle contient, comme le fait Oritain (entreprise utilisant la science médico-légale pour analyser la composition chimique d’une matière, afin de déterminer son origine, NDLR). On peut identifier, par exemple, du coton du Nil, dans produit fini.
Et l’intelligence artificielle ?
Grâce à la reconnaissance visuelle, l’intelligence artificielle va permettre de reconnaître des produits, selon leurs couleurs, leurs matières, etc., par le biais d’une simple caméra de téléphone. Mais ca va nécessiter beaucoup de data crunching (traitement automatique de grandes quantités de données, NDLR), ce qui va être long. De grands groupes comme IBM travaillent déjà là-dessus et, qui sait, avec les nouveaux ordinateurs quantiques (calculateurs qui, à la différence des ordinateurs classiques, effectuent des opérations sur des données, sur base des lois de la physique quantique, NDLR), ca ira beaucoup plus vite.
Comment envisagez-vous le futur ?
Je pense que d’ici cinq ans, les acteurs du luxe se seront emparés de la blockchain. Pour les autres acteurs, ça va être plus compliqué, dépendant de la manière dont ils pourront amortir le coût de l’investissement dans cette technologie. D’une manière générale, l’investissement des entreprises est soumis à cette problématique de la balance entre les enjeux réputationnels, son avantage pour l’image de la marque et les enjeux financiers, son caractère abordable, en terme de prix. Je suis néanmoins positive, quand je vois l’intérêt grandissant de la presse et des consommateurs pour la traçabilité et la mode durable. L’accélération est indéniable depuis un an et demi. La grande force des acteurs de la mode, c'est de savoir la suivre. Donc, ça va aller vite. Mais vite, comment ? Vite et bien ? Ou vite et dans tous les sens ? C’est pourquoi il est primordial de savoir précisément de quoi on parle et de prendre vraiment en compte l’ensemble des impacts de ce que l’on produit, à chaque étape de l’éco-conception d’un vêtement, de sa naissance à sa fin de vie, son désassemblage et son recyclage, le tout dans une réflexion sur son usage global, jusqu’au choix de la machine dans lequel il sera lavé qui, elle aussi, a un impact sur le monde.
Vous évoquez la nécessité de mieux comprendre de quoi on parle. Pour ce faire, auriez-vous un livre à conseiller à nos lecteurs, afin d’élargir leurs connaissances sur les sujets que nous venons d’aborder ?
Je conseille la lecture de l’ouvrage “Fibres, fils, tissus : de l’artisanat à l’industrie, mémento à l’usage des designers textile” de Martine Parcineau, aux Editions Eyrolles. Ce livre abordable propose un tour d’horizon de l’ensemble de l’industrie textile, de la matière première au produit fini, en expliquant les différents maillons de la chaîne de production du vêtement. Riche d’informations techniques et de nombreuses illustrations sur les tissus par exemple, c’est un outil de connaissance génial pour développer un regard plus éclairé sur la filière textile et faire, éventuellement, des choix plus judicieux.
* Sites internet des entreprises citées dans cet article : Remei (Biore), Lenzing Ecovero, Oritain.
* En association avec la Fédération française de la maille, de la lingerie et du balnéaire, la Fédération française du prêt-à-porter féminin a conçu, en mars 2019, le guide pratique "Approvisionnements responsables pour des marques désirables". Le document est disponible ici, sur le site internet de Fédération française du prêt-à-porter féminin. Le site internet de la Fédération française de la maille, de la lingerie et du balnéaire est là.
* Le Boudoir Numérique a rencontré Marie Montliaud, lors de la première édition de l’événement Impact, dédié à la mode éco-responsable, dans le cadre du salon professionnel Who’s Next. La dernière édition du salon Impact s’est déroulée du 17 au 20 janvier 2020, au Parc des expositions de la Porte de Versailles, à Paris. A cette occasion, Le Boudoir Numérique y a animé deux conférences sur l’innovation, la technologie et la mode durable. La prochaine édition de Who’s Next aura lieu du 4 au 7 septembre 2020. Le site internet de Who’s Next est ici. La page d’Impact est là.
* Pour en savoir plus sur Impact, lisez l’interview de Frédéric Maus, le directeur général de WSN, la société organisatrice de l’événement sur Le Boudoir Numérique : “Le digital collaboratif peut aider la mode durable”.