1/3 - Quelle bécasse ! Tête de linotte, va. #BalanceTonPorc… Et si, sans que nous nous en rendions compte, notre langage participait à une violence symbolique infligée aux animaux ? Dans cet entretien avec Le Boudoir Numérique en trois parties, la biologiste Marie-Claude Marsolier, auteure du livre Le mépris des “bêtes”, un lexique de la ségrégation animale, nous explique les mécanismes de rejet et de dévalorisation des animaux, de minoration et de déni de leurs souffrances qui cautionnent leur exploitation, notamment dans l’industrie de la mode.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Dans votre livre, vous qualifiez le lexique français, notre langage de “misothère”. Qu’est-ce que cela signifie ?
Marie-Claude Marsolier, auteure de l’ouvrage Le mépris des “bêtes” : Le terme misothère est composé à partir de deux mots grecs, miséô qui veut dire "haïr”, “détester” et thêrion qui désigne les animaux non humains. Misothère signifie : “qui déteste les animaux non humains”. On est moins habitué à thêrion en français qu'à zôion, à partir duquel sont bâtis les mots zoo, zoologie, zoologue, etc., zôion désignant tous les animaux, y compris les humains. Le composant thêrion désigne les animaux sauvages et se retrouve dans plusieurs mots de la langue française comme euthérien et métathérien qualifiant les mammifères, ou encore thériomorphe. Une figure thériomorphe, par exemple, est une figure qui a la forme d’un animal non humain. Je pensais avoir inventé le mot misothère. Mais si le terme misothère n'est pas dans les dictionnaires, en cherchant sur Google, on en trouve quelques occurrences provenant de personnes qui, elles aussi, ont spontanément pensé que, comme sur le modèle de misanthrope et de misogyne, on pouvait dire misothère. Dans mon ouvrage, j’invite les lecteurs et les lectrices à faire attention à ce que nous disons, parce que notre langue est truffée d'allusions, d'expressions toutes faites, de notions implicites, très péjoratives pour les autres animaux. Cela vient probablement de très loin. Et ce n'est pas spécifique au français. Cela se retrouve déjà en latin. Comme une grande partie de notre culture, nous avons hérité cette conception très péjorative des autres animaux des Romains, conception renforcée par l'usage, par l'exploitation que nous faisons d’eux. Si nous n’y prenons garde, nous utilisons couramment des expressions qui renforcent l'idée que les autres animaux sont des êtres méprisables, violents, sans importance, sans individualité et donc, que nous avons toute légitimité à les exploiter et à les tuer.
Dans votre livre, vous décrivez trois mécanismes de la violence symbolique infligée aux animaux par le langage, le premier d’entre eux visant à opposer les humains aux autres animaux. Force est de constater, en effet, que dans le langage courant, nous avons souvent tendance à parler en termes de “nous et les animaux”, même lorsque l’on est sensible à la lutte contre la souffrance animale. Comment se fait-il que cette opposition entre les humains et les animaux soit tellement ancrée dans notre langage ?
Je pense que ça vient vraiment de très loin. Les philosophes antiques, notamment les stoïciens, avaient une conception tripartite du monde, comprenant les dieux, les humains et les autres animaux, les bêtes. Les humains qui entretiennent des relations spirituelles avec les dieux, ne sont ni dieux ni bêtes, ils sont entre les deux mais peuvent être dégradés en animal non humain. Platon croit à la métempsychose, c'est-à-dire que les âmes circulent d'un corps à l'autre et que les âmes humaines peuvent, à la fin d'une vie particulièrement négative, se retrouver dans des corps d'animaux non humains, des corps d'autant plus méprisables que la conduite de la vie humaine précédente aura été mauvaise. Beaucoup de Grecs croyant en la métempsychose, tuer des animaux non humains pouvait poser problème, puisque l’on risquait alors de porter atteinte à des âmes qui avaient appartenu à des corps humains. Pythagore défendait le végétarisme en arguant du fait que si l’on tuait un animal non humain, on n’était jamais certain de ne pas tuer un proche, son ami ou son grand-père. La migration des âmes rendait cette structuration en trois parties, dieux, humains et non-humains plus ambiguë dans l’Antiquité. Avec le Christianisme, cette tripartition est restée mais elle s'est solidifiée, car il n'y avait plus cette possibilité de métempsychose entre humains et non-humains. Les humains sont élus par Dieu qui les a créés à son image et ils sont radicalement différents de tous les autres êtres sensibles de la création. Et là, une barrière complète s'est établie entre les humains et les autres animaux. Maintenant, les gens disent que Dieu a disparu. Les humains, en plus de leur place, ont pris celle de Dieu. Mais la barrière avec les non-humains se maintient et, de l'avis de beaucoup, elle se maintient parce que l'exploitation que l'on fait des non-humains est tragique. Incroyablement tragique. L'exploitation que nous faisons des non-humains est incompatible avec la disparition d'une barrière entre eux et nous. Ce sont les faits, nos activités concrètes qui imposent aujourd'hui cette barrière. Cette barrière entre humains et non-humains est maintenue et est active, tous les jours, dans les abattoirs et, en toute cohérence, elle se retrouve dans notre langage. C'est très difficile aujourd’hui de parler de personnes non humaines, parce que tuer des personnes, même dans un abattoir, ne s'appelle plus de l'abattage. Cela s'appelle un meurtre. Ainsi, nos actions guident notre langage, pour que nous ne puissions pas être considérés comme des assassins ou des meurtriers. Le langage à la fois reflète et perpétue l'oppression et les violences physiques que nous imposons aux autres animaux.
Que pensez-vous de la dénomination “êtres sensibles” pour parler des animaux ? Ou devrait-on opter pour autre chose, par exemple “animaux non humains” ou “personnes non humaines” ?
Le mot animal a un sens très précis, d'un point de vue biologique. Il désigne les métazoaires. Les métazoaires, c'est une grande catégorie d’organismes vivants, comme il y a la catégorie des végétaux ou la catégorie des bactéries, qui rassemble les organismes constitués de cellules avec un noyau, devant se nourrir de molécules organiques. Nous mangeons d'autres êtres vivants, que ce soit des végétaux ou des animaux, parce que nous sommes incapables de fabriquer nos propres constituants, à partir de molécules minérales. Donc, si nous voulons parler de tous les animaux, nous compris, animal, c'est parfait. Pour moi, animal n'est pas péjoratif, dans un sens scientifique. Je n'ai pas de problème à considérer que je suis un animal. Si on ne veut parler que des animaux non humains, c’est difficile de les regrouper sous la dénomination “êtres sensibles” car nous aussi, nous sommes des êtres sensibles. En fait, les animaux non humains sont tellement différents, qu'il n'y a pas une seule caractéristique que tous les animaux non humains possèderaient et qui n'appartiendrait pas aux humains. On ne peut pas les définir positivement. On ne peut pas dire : les animaux non humains ont tous, par exemple, des plumes. Donc, si on veut vraiment parler des animaux non humains, on est obligés d'avoir recours à cette catégorisation négative. Il n'y a pas de façon rigoureuse d'englober les autres animaux, sans dire “animaux non humains”, de la même façon que si on voulait parler de tous les mammifères à l’exception des dauphins, il n’y aurait pas d’autre possibilité que d’utiliser l’expression '“mammifères non dauphins”. Personne est plus restreint qu’animal, parce que la notion de personne inclut celle d'un système nerveux, avec des neurones regroupés sous forme de ganglions ou de cerveau. Les méduses, par exemple, n’ont pas de tels systèmes nerveux. Donc, dire des méduses que ce sont des personnes ne semble pas pertinent. D’après les observations des éthologues, la notion de personne dans le sens courant d’”individu possédant des caractéristiques psychiques propres, émotionnelles et cognitives, qui joue un rôle singulier dans un réseau de relations sociales, ce qui le rend unique”, peut s’appliquer aux vertébrés, aux céphalopodes, probablement aux fourmis et à d’autres insectes. “Animaux non humains” est ce qui me semble encore le plus rigoureux, si on veut parler des autres animaux.
Utiliser les mots “ami” ou “amitié” pour qualifier la relation que l’on entretient avec son animal de compagnie est parfois taxé d’anthropomorphisme. Qu’en pensez-vous ?
Si vous exprimez que vous ressentez de l'amitié pour votre chat, je pense que ça ne dérange pas trop les gens, parce que c'est vous qui ressentez quelque chose. Si vous dites : “ce que je ressens envers ce chat, j'appelle cela de l'amitié parce que c'est très semblable à ce que je ressens dans d'autres contextes vis-à-vis d’humains”, vous connaissez vos sentiments. Parler de l’amitié ressentie par un humain pour un animal non humain, je ne vois pas comment on pourrait s’y opposer. Là où les gens ont plus de problèmes, c'est de parler du sentiment d'amitié ressenti par un animal non humain.
Par rapport au ressenti des animaux, vous expliquez dans votre livre qu'ils ont des comportements, des émotions très semblables aux nôtres, en fait...
Déjà, au deuxième siècle, Plutarque fustigeait ses contemporains qui considéraient que les animaux non humains ne peuvent pas être tristes ou en colère, qu’ils apparaissent simplement comme tels, sans l’être vraiment. Le problème fondamental, c'est qu'on ne peut pas être dans leur tête. De la même manière qu’on ne peut pas être dans la tête d'un autre être humain que nous. D'une certaine façon, on se fait confiance entre êtres humains. Quand quelqu'un nous dit : “j'ai de l'amitié pour toi”, on imagine que c'est la même chose que ce qu'on ressent, nous, pour les gens qu'on aime. De toute façon, on n’aura jamais accès directement aux états mentaux d’autres personnes, humaines ou non humaines. Tout ce qui nous est accessible ce sont des comportements. Quand vous voyez un chien qui fait preuve d’un comportement affectueux envers vous, vous pouvez en tirer la conclusion qu’il s’agit de l’attitude d'un être sensible qui fait attention à vous, qui va essayer de vous faire plaisir. Pour vous, c'est de l'amitié. Et je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas l'appeler de l’amitié. Le plus rigoureux est de faire appel à des critères objectifs pour qualifier quelque chose, par exemple, d'amitié ou de tristesse. On voit bien des chiens qui ont vraiment l'air triste, qui penchent la tête, qui sont abattus sur le sol, etc. Dans la mesure où ces comportements sont identiques à ceux d'êtres humains qui ressentent de la tristesse, je ne vois pas comment on pourrait rejeter ce mot de triste pour des animaux non humains.
Dans votre livre, vous faites référence aux concepts de mentaphobie et d’anthropodéni, respectivement des éthologues Donald Griffin et Frans de Waal, qui recouvrent les préjugés consistant “à refuser à tous les animaux non humains, l’expérience d’états mentaux semblables aux nôtres”. Pourquoi la mentaphobie et l’anthropodéni sont-ils si forts dans notre société ?
C'est ce qui nous permet d'avoir trois millions de personnes tuées dans les abattoirs, tous les jours. A partir du moment où les gens peuvent dire sérieusement que ces animaux qu'on abat peuvent avoir peur, être copains entre eux, qu'ils ont une sensibilité, qu’ils ressentent des émotions, ce qui a été démontré de manière incontestable, c’est beaucoup plus compliqué. Les spécialistes du comportement qui étudient les animaux non humains, non pas dans des conditions d'exploitation, dans des fermes industrielles, mais dans des groupes en liberté, comme des communautés de singes par exemple, mettent en évidence que chaque individu est spécial. Dans des groupes de dauphins, il y a des dauphins qui sont plus importants pour la cohésion du groupe que d'autres. Dans les clans d'éléphants, il y a une éléphante qui est la matriarche. Les éléphants ne tirent pas au hasard, tous les jours, ce qu'ils vont faire. La matriarche est leur cheffe et c'est elle qu'ils suivent. Comme mentionné plus haut, des études scientifiques démontrent que de nombreux animaux non-humains sont des individus avec des caractéristiques uniques qui, pour nous, correspondent à la notion de personne, avec les états émotionnels, les capacités cognitives et d'apprentissage qui en découlent. Tout ça, c'est très dérangeant au moment où il s'agit de les opprimer ou de les tuer. Et c'est la raison pour laquelle la mentaphobie et l’anthropodéni se maintiennent dans notre langage. Encore une fois, la coupure entre humains et non-humains existait déjà dans l'Antiquité classique mais le judaïsme, le christianisme, l’islam, les religions monothéistes ont fait jouer aux humains un rôle très spécial qui a vraiment institutionnalisé cette différence. Les humains, les chouchous de Dieu, ont tous les droits sur les animaux non humains. Vu les traitements et l'oppression qu'on fait subir aux autres animaux, on a beaucoup de mal à se déprendre, aujourd'hui encore, de cette coupure et à pouvoir dire d'autres animaux qu'ils ressentent de l'amitié ou qu’ils sont des personnes.
* Retrouvez la deuxième partie de l’interview de Marie-Claude Marsolier sur Le Boudoir Numérique : “Parler de bien-être animal dans les fermes d’élevage est un tour de passe-passe orwellien”.
* Lisez la troisième partie de l’interview de Marie-Claude Marsolier : “Inventons de nouveaux mots pour désigner les matières d’origine végétale de la mode”.
* Le Boudoir Numérique a fait la connaissance de Marie-Claude Marsolier, à l’occasion d’une conférence organisée, le 22 mars 2021, par l’association de protection des animaux Paris Animaux Zoopolis (PAZ). Retrouvez l’enregistrement vidéo de l’événement ici. Le site internet de PAZ est là.
* Le livre Le mépris des “bêtes”, un lexique de la ségrégation animale de Marie-Claude Marsolier est sorti le 9 septembre 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).
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