1/2 - Le Boudoir Numérique a rencontré Julien Fournié, au lendemain de sa présentation haute couture, dévoilée le 26 janvier dernier. Dans cette première partie de son interview, le couturier féru de technologie nous raconte la genèse de sa collection printemps-été 2021, alliant le meilleur de l’innovation au savoir-faire des métiers d’art.
Par Ludmilla Intravaia
Dans cet article :
La collection PE 2021 de Julien Fournié
Un trench en matériau technique réfléchissant
Le savoir-faire français
La conception des silhouettes sur iPad Pro et Procreate
Le Boudoir Numérique : Sur votre site internet, vous présentez votre collection Première tempête et son film (voir ci-dessous), dévoilé le 26 janvier sur la plateforme online de la Semaine de la haute couture parisienne, comme une “féérie contemporaine”. Quelle fut la genèse de cette collection printemps-été 2021 ? Quel est son concept ?
Julien Fournié, couturier : Nous avons tous essuyé une tempête, en raison de la crise de la Covid-19. Comme nous nous sommes retrouvés enfermés, je suis retourné dans ma maison de famille, où j'ai pu dormir à nouveau dans ma chambre de jeune homme. Là, je me suis retrouvé confronté à mes souvenirs d’enfance. Je me suis ainsi rendu compte que l’on raconte toujours la même histoire, mais sous des angles différents et que l’ADN de la maison Julien Fournié venait de mes rêves de jeune homme. Ce sont les films hollywoodiens des années 50, les contes de fées, les films de Georges Méliès, mes découpages et bricolages d’enfant. Ce sont les couleurs liées à la cinématographie. Quand on regarde Tous en scène ou Un Américain à Paris (deux films musicaux de Vincente Minnelli, respectivement de 1953 et 1951, NDLR), on voit ces ciels hollywoodiens et ces bleus à l’infini. Quand j'étais petit, j'étais fasciné par les ciels de Boucher, le peintre maître du rococo et par les azurs du ciel avant la tempête, où se mêlent des dégradés de rose et de gris. J’ai eu envie de parler de l’arrivée de la tempête au-dessus des toits de Paris, où les gouttes de pluie perlant sur les ardoises reflètent la lumière du ciel. Ce rêve éveillé est parti de ces gammes de couleurs magnifiques, des azurs mélangés à des roses, des gris perle à des orangeades. Ma collection est pétrie d’émotions.
Comment ces sources d’inspiration se retranscrivent-elles dans les vêtements de la collection ?
La deuxième étape, c’est que j’ai décidé d’iconiser encore plus que d'habitude mes silhouettes et de souligner le savoir-faire de mon atelier, c’est-à-dire la coupe. Les vêtements sont extrêmement découpés, près du corps mais comme on le voit dans mon film, les femmes peuvent bouger dans mes robes. Notamment par l’utilisation de la manche kimono, à soufflet, mise en avant par le couturier Jacques Fath, à partir de 1930, puis repris par Christian Dior dans les années 50. J’adore que la carrure soit nettoyée, sans tissu superfétatoire qui donnerait du bouffant, le corps de la femme étant silhouetté au maximum. La maison Julien Fournié est connue pour sa silhouette années 50, avec une taille fine, une poitrine et des hanches rondes. Là, j'ai voulu la faire glisser tout doucement vers une silhouette années 40. J'ai ajouté un peu d'épaules, du coup, on a des petits paddings arrondis qui confèrent de la carrure, et donc du charisme, à la silhouette féminine. Cela nous donne une forme du corps en V, scindée à la taille, pour d’immenses femmes tiges qui nous rappellent les actrices hollywoodiennes, telles Cyd Charisse et Hedy Lamarr.
Votre collection compte également un vêtement aux propriétés réfléchissantes (voir photo ci-dessus)…
Oui, il s’agit d’un trench agissant à la manière des catadioptres, par exemple de la signalisation routière qui, la nuit, renvoient les faisceaux lumineux des phares des voitures. Cette matière catadioptre est un dégradé de polyuréthane laqué de micro billes de verre qui réfléchissent la lumière. On a déjà vu des vêtements dans cet esprit mais plutôt dans un style streetwear, jamais avec l’élégance de la haute couture. J’ai eu envie d’ouvrir le film de présentation de la collection avec un trench hollywoodien comme auraient pu en porter les actrices Veronica Lake ou Audrey Hepburn mais en décalant le propos avec une matière technique. Car mes inspirations sont remises au goût du jour avec beaucoup de travail de métiers d'art.
Que voulez-vous dire par là ?
Notre maison fait appel au savoir-faire français, avec 90% de traçabilité française. Cela signifie que toutes les matières achetées et développées ont été fabriquées avant tout à Lyon, à part quelques-unes en provenance d’Italie. Notre broderie est 100% française. La plumasserie est signée par Julien Vermeulen, un génie de la marqueterie de plumes, un artiste à part entière. C’est bien simple, je lui ai fait un croquis sur mon Ipad Pro d’une robe de ma collection et il a reproduit exactement ce que j’avais dessiné.
Justement, dans la vidéo de votre collection automne-hiver 2020-2021 (voir ci-dessus), on vous voit travailler, faire des croquis de silhouettes sur une tablette…
Tout à fait. Tradition et innovation sont complètement liées dans l’atelier Julien Fournié. Nous n’utilisons plus le papier, tout est dématérialisé sur des tablettes. Tout le monde travaille sur son téléphone ou sa tablette. Moi-même, j’utilise l’iPad Pro, puisque Tim Cook (le PDG d’Apple, entreprise américaine de produits électroniques grand public, NDLR) m'a choisi pour représenter cette tablette en France et en Europe. Tout commence par l’idéation, basée sur des rêves, des envies, des réminiscences, des films, etc. Une fois que ma sphère d’idéation est prête, je sors mon iPad Pro et je commence à faire les croquis de mes robes dans Procreate (logiciel de dessin numérique, NDLR). Toute la collection est sur mon iPad Pro. Je peux ensuite envoyer tous les documents à ma première d’atelier Jacqueline et à tous mes collaborateurs par AirDrop (fonctionnalité d’Apple pour échanger du contenu, NDLR). Ils ont ainsi accès au dessin de chaque silhouette mais aussi à la vidéo en timelapse du croquis en train de se faire. De cette manière, mes collaborateurs sont plus impliqués dans mon système d’idéation, comprennent mieux mon processus de réflexion et suivent mes indications plus facilement.
Vous avez des clientes en Chine, au Moyen-Orient. Les impliquez-vous également dans le processus de création, en leur envoyant vos croquis en timelapse ?
Dès lors que le processus d’idéation est lancé, je commence à penser à mes clientes. Je leur envoie très vite les premiers dessins en vidéo. Mes clientes se rendent compte de tout le travail de recherche que je mène par rapport à leur corps. Elles peuvent voir qu’à tel moment, j’ai dessiné une manche mais que j’ai changé d’avis, que je l’ai gommée pour revenir un arrière et dessiner autre chose. Elles découvrent l’accidentalité de mon trait en marche, au fur et à mesure du déroulement de l’acte créatif. Ce qui est génial aussi : adieu les avocats, adieu les enveloppes Soleau (preuve d’antériorité d’une création, NDLR). Dès qu’on commence à dessiner quelque chose sur la tablette, l’horodatage se met en route. Si quelqu’un vous vole une idée, la date, la précision du dessin et toutes les informations relatives à votre création sont enregistrées dans le cloud (espace de stockage de données à distance, NDLR). D’un point de vue légal, utiliser l’iPad Pro est une nouvelle manière de protéger le travail du créatif. Il était temps que ça arrive. Bien sûr, un logiciel de dessin et une tablette ne vous apprendront pas à dessiner. Mais si on a la chance, comme moi, d’avoir des idées et de savoir dessiner, ils s’avèrent des outils incomparables pour créer des univers inédits. C’est comme donner une baguette magique à un créatif. Ca lui permet de redéfinir le monde.
* Retrouvez la seconde et dernière partie de l’interview de Julien Fournié sur Le Boudoir Numérique : "La technologie dans la mode va être dématérialisée".
* Plus d’infos sur le site internet de la maison Julien Fournié.
* La semaine de la mode parisienne haute couture printemps – été 2021 s’est déroulée du 25 au 28 janvier 2021. Sa plateforme online est accessible ici.
* Poursuivez votre lecture sur Le Boudoir Numérique :
- Paris Haute Couture Week P-E 2021 – Couronnes cinétiques chez Iris van Herpen