Fin septembre, la nouvelle montre connectée d’Apple, la Watch, était présentée chez Colette, en marge de la Fashion week parisienne; le lunetier italien Luxottica planche actuellement sur les montures des Google Glass…, les compagnies d’objets connectés font de plus en plus appel aux créateurs de mode, aux designers et aux maisons en vogue pour mettre en valeur leurs produits. Le Boudoir numérique s’est penché sur les raisons de ce rapprochement avec Christopher Peterka, trend analyst allemand, spécialisé dans la révolution numérique, pour qui "cette collaboration entre technologie et mode semble loin d’être facile". Interview.
Le boudoir numérique : Luxottica travaillant sur les Google Glass, vedettes du catwalk de Diane von Fürstenberg, à New York, il y a deux ans; la Watch, à l’honneur dans le concept store Colette, en septembre, peu après la keynote d’Apple, à Cupertino, en présence de journalistes de mode… Pourquoi ce rapprochement high tech et mode ?
Christopher Peterka, trend analyst : Ce phénomène, observable depuis quelques années déjà, nait du désir des marques high tech de s’adjoindre le glamour, la vivacité et l’entrain du monde de la mode, dans le but d’augmenter leur visibilité sur le marché. C’est ce qui se passe avec Apple qui, arrivé à une saturation du marché, doit trouver des moyens de grandir, dans le futur, avec la même vitesse que ces dix dernières années. De nouveaux points de contacts avec les clients, des réseaux de distribution plus nombreux sont indispensables pour ces produits qui, s’ils ressemblent à une montre, plutôt qu’à un paquet de capteurs, seront plus faciles à vendre qu’un bracelet connecté high tech, encore ressenti par de nombreuses personnes comme un élément étranger. Néanmoins, cette collaboration entre technologie et mode me semble loin d’être aisée.
Pourquoi ?
Parce que la relation entretenue entre les technologistes et le milieu de la mode est, pour l’instant, principalement décorative. Les entreprises high tech pensent en termes de couleurs, de motifs et de formes, alors que la mode est beaucoup plus complexe. Profondément enracinée dans le développement culturel de nos sociétés, elle doit être vue dans une perspective historique mais aussi en confrontation avec les événements contemporains. En d’autres termes, les créateurs de mode, comme les artistes, reflètent une certaine vision de leur temps. La vision des technologistes est plus simpliste, ce qui est aisé à comprendre, puisque qu’elle est le fruit d’une réflexion purement technique sur le produit. Ainsi, vous aurez beau intégrer, à postériori, dans votre design, le travail d’une équipe pluridisciplinaire de fashionistas, de créateurs de joaillerie et autres designers, la composante dominante restera les puces, le software, le plastique, le métal et tout ce qui entoure l’objet connecté.
Est-ce à dire que cette collaboration high tech et mode manque, pour l’instant, d’émotion?
Exactement. Votre bracelet connecté (un traqueur d’activités Up de Jawbone, NDLR), vous ne le transmettriez pas à vos enfants ou petits enfants. Ce que vous feriez peut-être avec un bracelet ou une valise de luxe, au design intemporel, préservés, en haut d’une armoire, dans une boite précieuse, pour les générations futures. A moins d’être un geek amoureux de sa première console Atari ou de son Commodore 64 (un ordinateur conçu en 1982 par la marque du même nom, NDLR), qui a gardé son iPhone de 2007 ? Personne. Ce qui démontre bien qu’il n’y a aucun attachement émotionnel à ces objets, une fois le software retiré. Quand un appareil devient lent, par exemple, on perd instantanément la connexion qui nous lie à lui. Prenons la Moto 360 (la montre connectée de Motorola, NDLR). Tant que la batterie fonctionne, elle est très belle car son interface est formidable. Mais ouvrez-là, vous n’y trouverez rien de sexy. Retournez, par contre, un sac Louis Vuitton dans tous les sens et il demeure un accessoire magnifique. A la fin de la journée, le téléphone, la tablette, l’ordinateur, les objets connectés se résument à la feuille blanche de leurs caractéristiques techniques. Ils sont un instrument, plus qu’un élément d’identification. Ainsi, la plupart du temps, quand la technologie essaie de devenir "fashionable", cela fini en désastre, en quelque chose de bizarre, de froid, non connecté avec les gens sur un niveau émotionnel. Cette promesse émotionnelle, que la mode, elle, est capable de tenir, est une des motivations des entreprises high tech à s’adjoindre ses services. Mais je n’ai pas encore vu cette approche couronnée de succès.
Quelles pistes pressentez-vous pour une collaboration plus fructueuse ?
Il faudrait tout d’abord privilégier la séduction au chantage. Quand je demande autour moi, si les gens porteraient des Google Glass, j’entends souvent : non, personne ne portera ça, ni ne l’achètera car cela va créer plus de problèmes que de solutions. Et si votre opérateur téléphonique vous offrait, en échange d’un prix modique, une paire de lunettes de réalité augmentée, avec votre prochain contrat ? Refuseriez-vous de les prendre ? La plupart des gens répond : c’est vrai, je pourrais essayer. Et c’est exactement ce qui va se passer. Les compagnies vont offrir ces lunettes en "package" avec les téléphones et tous les objets que nous avons intégrés si profondément dans nos vies professionnelles et privées. Nous apprendrons à les utiliser et quand ce sera fait, nous ne pourrons plus nous en passer. C’est le chantage.
En quoi est-ce du chantage ?
Le chantage, c’est de dire aux gens : sans ce produit, vous ne pourrez plus faire ceci ou cela. Vous allez être marginalisés par rapport à vos amis, votre travail, votre réseau social. C’est une approche assez négative du développement d’un marché, celle du désavantage technologique qui génère la peur d’être déconnecté, de passer derrière les autres. La même chose va arriver avec les «wearables». Aurez-vous envie d’être celui sans lunettes ? Celui qui ne voit pas la réalité virtuelle expérimentée par les autres, quand vous marchez dans la ville, où vous faites un mini trip ? Celui qui ne bénéficie pas des informations sur les endroits visités, l’histoire des bâtiments, les restos hype, les cafés cool, les notes laissées par les internautes sur ce parc et ses lieux de pique-nique parfait ? Je ne pense pas.
Et la séduction dans tout ça ?
Avec la mode, on peut espérer se dégager de ce type de chantage. Ici, plutôt que de dire : vous êtes perdant, si vous n’utilisez pas ce produit, on opte pour : cela va ajouter tellement d’avantages à votre vie, pourquoi ne pas l’utiliser ? C’est un appel beaucoup plus attrayant à devenir une personne de son temps. Un peu comme quand les femmes ont opté pour le pantalon, plutôt que les jupes, en une sorte de déclaration de modernité. Dans cette perspective, on peut tabler sur des jeux de séduction plus intéressants, en racontant une véritable histoire sur l’intégration mode et high tech. Un exemple réussi de cette démarche fut le Défilé de Diane von Fürstenberg, à la Fashion week de New York, il y a deux ans. Les mannequins étaient équipés de Google Glass, offrant ainsi aux spectateurs leur vision des choses depuis le catwalk. Une manière très originale, d’après moi, de mettre en avant cette capacité spécifique aux Google Glass : montrer ce que les gens n’ont jamais encore vu. En ce sens, la qualité intrinsèque de ces lunettes n’a besoin de rien d’autre. Ni greffe fashion, ni ajout design sur une technologie m’apparaissant absolument magnifique, en l’état. Voilà donc une autre piste de réflexion stimulante : plutôt que s’adapter pour être à la mode, les marques high tech doivent créer des produits innovants, comme ce fut le cas avec le premier iPod ou, à l’heure actuelle, avec les Google Glass. J’en suis certain, les gens n’attendent que cela.
Ludmilla Intravaia