2/2 – Suite et fin de l’interview de Tony Pinville, CEO d’Heuritech, à l’occasion de l’annonce, mardi, par cette entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle appliquée à la mode d’une levée de fonds de 4 millions d’euros, destinée à soutenir son développement stratégique (lire la première partie de l’interview sur le Boudoir Numérique : “La cross-fertilisation tech et mode fait la force d’Heuritech”). Dans cette seconde partie de l’entretien, Tony Pinville se livre sur la problématique de la mode durable, sujet auquel Heuritech vient de consacrer un rapport en juillet, expliquant comment “la prévision de tendances a son rôle à jouer en matière de mode responsable”.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Vous avez publié, en juillet dernier, la première partie de votre rapport sur la mode durable (téléchargeable, ici, sur le site internet d’Heuritech). Pourquoi cette étude ?
Tony Pinville, co-fondateur d’Heuritech : Ce sujet nous tient à cœur car nous sommes convaincus que la prévision de tendances a son rôle à jouer en matière de mode responsable. La capacité d’une marque à anticiper les tendances est critique pour pouvoir prévoir les bonnes quantités à produire et éviter ainsi un gaspillage important. Nos solutions en intelligence artificielle peuvent contribuer à produire mieux pour réduire les surstocks, dont l’impact environnement est très lourd. Si nous pouvons prédire l’essoufflement d’une tendance suivie par une marque, elle va pouvoir s’adapter, dans la foulée, en limitant sa production pour éviter les invendus, qui d’ailleurs ne pourront bientôt plus être légalement détruits (le gouvernement français a annoncé, en juin dernier, l’interdiction d’ici deux à quatre ans de la destruction des invendus non alimentaires, dont le textile et les produits de beauté qui devront désormais être donnés ou recyclés, NDLR). En ce sens, l’intelligence artificielle peut contribuer au cercle vertueux de la mode durable.
Comment avez-vous conçu cette étude ?
Notre question de base était : les consommateurs sont-ils vraiment intéressés par cette problématique de la mode durable ou s’agit-il d’un buzz propagé par des influenceurs de niche et certains magazines ? Il est très difficile d’avoir une vision objective sur ce sujet, pourtant fondamental. La première partie de l’étude a été réalisée sur base des hashtags avec lesquels les gens s’expriment sur la mode éthique, sur les réseaux sociaux. Nous avons décrypté la manière dont ils s'approprient ce vocabulaire-là pour voir s'il y avait une différence entre la voix des influenceurs et celles des consommateurs. L’analyse a porté sur 400 hashtags diffusés dans 25 millions de posts d’influenceurs et de consommateurs, ces trois dernières années, sur Instagram. La seconde partie de notre rapport, dévoilée cet automne, traitera des marques les plus associées à la mode durable, par l’analyse des images des réseaux sociaux.
Alors, votre conclusion : les gens s’intéressent-ils à la mode responsable ?
Oui, les gens en parlent plus, depuis ces cinq dernières années. Les idées sur la mode durable se propagent dans la population. La part de voix à ce sujet explose. Ce n’est pas de la com ou du buzz, ça intéresse vraiment les gens, dans un contexte politique qui bouge, lui aussi. En 2018, les Nations Unies ont publié un rapport sur la mode durable et un Fashion Pact vient d’être présenté au G7 (une trentaine d’acteurs de secteur de la mode s’est engagée, dans un pacte de la mode, remis aux dirigeants de la conférence du Groupe des 7, à Biarritz, le 26 août dernier, à limiter l’impact environnemental de la filière textile, NDLR). Ces initiatives politiques incitent les marques à s'intéresser encore plus à ce sujet là et à trouver des solutions, d’autant plus qu’elles perçoivent, de plus en plus, les enjeux business, derrière cette problématique. Tout cela est de bon augure, les paramètres positifs me semblant réunis pour qu’on commence à aller dans une meilleure direction.
Votre rapport évoque également le sujet du véganisme, le fait de ne pas fabriquer et consommer de produits, issus des animaux et de leur exploitation. L’intelligence artificielle, telle que développée chez Heuritech, peut-elle être utile en ce domaine ?
Notre étude montre l’intérêt croissant de la population pour cette thématique. Notre but n’est pas de dire aux marques, adoptez telle ou telle solution, comme les cuirs alternatifs, par exemple mais de pointer qu’un véritable marché potentiel, dans lequel investir, existe sur les produits vegan, notamment en cosmétique, qu’il s’agit d’un enjeux important pour le futur. Notre expertise, à la base, c’est la technologie et comment arriver à livrer des analyses extrêmement pointues en intelligence artificielle. Mais notre but n’est pas de développer la plus belle IA au monde. Ce qui nous intéresse, c’est de partir de cette technologie avancée pour réaliser des choses qu’on ne pouvait pas faire auparavant et avoir un impact positif sur l’économie et la durabilité, en réduisant la pollution, grâce à la technologie. Notre disposons d’une forte expertise pour tendre vers un mieux, une perspective qui nous motive au plus haut point.
En matière de fashion tech, les choses commencent-elles à bouger en France ?
Oui. A Paris, nous bénéficions d’un riche écosystème fashion tech, par rapport à d’autres villes. Par exemple, l’incubateur d’Adidas s’est installé à Station F (la marque de sport allemande a inauguré, en janvier dernier, un accélérateur accueillant treize jeunes pousses, au sein du campus de startups Station F de la halle Freyssinet, à Paris, NDLR). Quand nous avons commencé, les marques s’intéressaient peu à la fashion tech, mis à part Louis Vuitton, en recherche constante d’innovation. Mais les choses ont changé depuis. Les marques se sont rendues compte que, dans un contexte d’émergence rapide des tendances sur les réseaux sociaux, à la complexité dorénavant presque impossible a appréhender humainement, il fallait faire appel à de nouveaux outils tech, comme l’analyse des datas, pour reprendre la main sur l’évolution du marché. Production de textiles innovants, cosmétiques de niche alliant savoir-faire innovant et zéro déchet…, la France, véritable référent en mode et luxe, dispose d’expertise en tech et en intelligence artificielle qui la placent en leader sur les sujets fashion tech.
En se projetant plus loin dans l’avenir, si la capacité des machines à apprendre, de façon autonome, des savoir-faire nouveaux s’améliore régulièrement, pourrait-on imaginer voir un jour des algorithmes créer une collection de mode ?
Pourquoi pas ? Mais à partir de quel moment une machine devient-elle créative, c’est difficile à dire, d’autant plus que les datas dont elle se nourrit sont, à la base, fournies par l’homme qui lui explique aussi comment les traiter. Je m’intéresse plutôt à la manière dont la machine va aider l’homme à faire des choses nouvelles, grâce à la combinaison de la spécificité humaine avec la puissance de synthèse et d'analyse de l'intelligence artificielle. L’IA est un outil au service de l’homme qu’il va soutenir dans des actions laborieuses, des tâches qu’il ne sait pas nécessairement exécuter ou générant trop d’infos à traiter. C’est cette alliance homme-machine qui est stimulante, pas leur opposition.
Pour clore cet entretien, auriez-vous quelques lectures à conseiller, afin d’en apprendre un peu plus sur l’intelligence artificielle ?
Il se dit un peu tout et n’importe quoi sur l’IA, dans le monde médiatique. C’est pourquoi il est toujours judicieux, pour choisir un bon livre de vulgarisation, de se renseigner sur le parcours de l’auteur et sur sa légitimité à parler d’un sujet tel que l’IA. Je conseillerais ainsi la lecture du livre “L’intelligence artificielle n’existe pas” de Luc Julia, un chercheur français génial qui a développé Siri (assistant personnel intelligent, lancé en 2011, par Apple, NDLR) et qui travaille maintenant chez Samsung (groupe sud coréen, NDLR). Dans son ouvrage au titre provocateur, il tord le cou aux idées reçues sur l’IA, telle celle selon laquelle elle va remplacer les humains comme dans Terminator (film de science-fiction de James Cameron, en 1984, où les robots menacent l’humanité, NDLR). Il remet les choses en place pour que le lecteur puisse comprendre exactement ce qu’est l’IA aujourd’hui. Je conseillerais, de même, la lecture du livre “Le mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?” de l’informaticien français Jean-Gabriel Ganascia qui, là encore, relativise les fantasmes préconçus sur ce moment où l’intelligence des machines dépasserait celle des êtres humains. Un livre qui bat en brèche des idées fausses largement répandues dans la sphère médiatique par des commentateurs qui ne maitrisent pas toujours le sujet de l’intelligence artificielle.
* Retrouvez la première partie de l’interview de Tony Pinville sur Le Boudoir Numérique : “La cross-fertilisation tech et mode fait la force d’Heuritech”.
* Poursuivez votre lecture sur Heuritech avec cet article du Boudoir Numérique : “Tendance, les jupes plissées léopard ? Les IA le savent !”.