Le boudoir numérique

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"Inventons de nouveaux mots pour désigner les matières d'origine végétale de la mode"

Couverture du livre Le mépris des “bêtes”, un lexique de la ségrégation animale de Marie-Claude Marsolier (©PUF)

3/3 – Suite et fin de notre entretien avec Marie-Claude Marsolier, où l’auteure du livre Le mépris des “bêtes”un lexique de la ségrégation animale nous explique comment une utilisation de notre vocabulaire plus respectueuse des animaux permettrait de battre en brèche les mécanismes linguistiques qui les dévalorisent et dénient les souffrances qui leur sont infligées.

Par Ludmilla Intravaia 

Le Boudoir Numérique : Pour terminer notre discussion sur les dispositifs de violence symbolique infligée aux animaux par le langage, entamée dans nos deux premiers entretiens (lire ici et lire là), abordons maintenant le sujet des nouvelles matières, fabriquées à base de déchets de raisin, d’ananas, de pomme, etc. ou par biofabrication pour remplacer, dans la mode, les matériaux d’origine animale, comme le cuir. Ces matières innovantes sont souvent appelées “alter-cuirs”, en raison du fait qu’il s’agit d’alternatives au cuir issu de l’exploitation de certains animaux. L’emploi du terme alter-cuir ou encore de “cuir vegan”, couramment utilisé par le grand public, vous semble-t-il judicieux ou serait-il plus pertinent de s’affranchir de toutes dénominations faisant référence aux produits d’origine animale ? 

Marie-Claude Marsolier, auteure de l’ouvrage Le mépris des “bêtes” : Le même questionnement existe pour les produits alimentaires d'origine végétale mais qui veulent mimer ceux d'origine animale, les steaks, les jambons, les saucisses, le lait, etc. Deux arguments s’opposent : d'un côté, si on reprend pour les produits végétaux les termes utilisés pour les produits animaux, on facilite la transition de la consommation de l’animal vers le végétal. Par exemple, si on parle d'un steak de soja, les gens vont se dire que c'est riche en protéines comme un steak de viande. Parce que globalement, les humains détestent les nouveautés. Donc, créer une équivalence positive entre des produits d'origine végétale et d'origine animale a une dimension rassurante. D’un autre côté, c’est comme si on n’arrivait pas à se dégager du modèle des produits animaux. Comme si on en était toujours tributaire. Ce qui est nourrissant, c'est le steak et pas une galette de soja. Ce qui est beau, c’est le cuir et pas les matières alternatives. C'est comme si le cuir végétal n’était qu’un ersatz, un substitut au produit animal originel qui demeure la référence. Comme le skaï qui serait un remplacement du cuir, en moins beau, moins cher. D’autant plus que notre langage est marqué par une dévalorisation globale des végétaux, ces matériaux du pauvre, forcément de qualité inférieure.

Vous disiez, lors d’une conférence de présentation de votre ouvrage, le 22 mars dernier (plus d’infos plus bas dans cet article) : “Je ne suis pas enthousiaste à l’idée d’utiliser le terme cuir, parce que ce mot désigne une réalité cruelle. Ce serait bien de se débarrasser de cuir, comme on pourrait se débarrasser de steak. De se dire : on assume, on fait des choses différentes, parce qu’on a arrêté d’exploiter les animaux non humains (…) On ne reste pas inféodé au cuir, comme si c’était la référence ultime (…) A un moment, la mémoire de ces produits s’effacera et ce sera tant mieux”…

Oui, parce que le jour où la situation se renversera, on trouvera un steak de viande répugnant. Ce serait mieux de se démarquer, dès à présent, de ces références liées à l’exploitation des animaux non humains et oser faire un effort d’imagination pour inventer de nouveaux mots pour désigner les matières d’origine végétale de la mode, sans nous référer systématiquement au cuir. Etre créatif pour trouver d'autres termes me paraît une stratégie plus avantageuse à long terme.

Dans votre livre, vous invitez les lecteurs “à des usages plus rationnels et plus critiques de notre langage qui le rendront à tout le moins plus respectueux envers les non-humains, et idéalement même philothère”. Que peut-on faire, concrètement, pour parler de manière plus philothère ? 

De manière très simple, il faut arrêter de parler d'une vache à lait, d'une vie de chien, de chats à fouetter, d'une mémoire de poisson rouge, d'une tête de linotte, etc. Il faut essayer, ce qui n'est pas si facile que ça en fait, parce que les habitudes reprennent vite le dessus. Il faut donc s’imposer une certaine discipline au début. C’est une bonne chose de parler d’animal, au sens scientifique du terme, c'est-à-dire incluant les humains, pour casser la barrière séparant humain, d'un côté et animal non humain, de l'autre. Utiliser animal non humain est important aussi car cela nous rappelle, à chaque fois, que les humains sont des animaux. Nous sommes tous des animaux. Ne pas hésiter à parler de vaches enceintes, du visage d’un chien, d’un renard ou d'une souris car c’est parfaitement légitime, d'un point de vue lexical. Le visage, c'est ce qui est vu et qui voit, ce qui a des yeux. Le visage relève d’un vocabulaire classiquement associé à des individus qu'on aime, qu'on honore, qu'on respecte. La gueule, non. Parler de la jambe du cheval est également légitime, parce que la jambe d'un cheval et nos jambes sont ce que l’on appelle des éléments homologues, c'est-à-dire similaires, d'un point de vue embryologique et structural. L’usage de visage ou de jambe est complètement justifié. Cela permet de mettre en évidence à quel point nous sommes proches des non-humains pour casser cette barrière qui est l'obstacle numéro un à notre empathie. 

Et aussi utiliser le mot “personne” pour désigner les animaux non humains ? 

Tout à fait, c'est dire que, eux aussi, sont des personnes. Il y a deux sens importants pour le terme personne. Au sens juridique, utiliser personne permettrait de dégager les animaux non humains du statut de bien, d'objet. On ne sait pas exactement ce qu'on ferait de cette notion de personne non humaine, d'un point de vue juridique mais au moins, ils ne seraient plus des objets. Et puis, il y a le concept de personne au sens commun qui correspond à la notion d'individus sensibles avec un caractère, une personnalité, qui sont différents par leur comportement, par leur curiosité, par leur intelligence, par leur sensibilité, par leurs tendances, homo- ou hétérosexuelles, etc. Le jour où tous les animaux seront des personnes, encore une fois, peut-être pas les méduses et les éponges mais le jour où tous les vertébrés seront des personnes, il y en aura déjà moins dans les abattoirs. 

On veut que les animaux non humains soient considérés comme des personnes pour qu'ils obtiennent un statut juridique qui les protège, c’est ça ? 

Le but ultime de changer notre vocabulaire, c'est de changer notre représentation des autres animaux, qu'on les considère comme des individus, des cousins. Autour de ma maison, il y a un clan de corbeaux. Il y a beaucoup d'interactions entre eux, des rapports de pouvoir, ils se délogent, l’un d’eux est toujours perché sur le lampadaire le plus haut. Le jour où les humains regarderont ces corbeaux, comme on regarde une bande de gamins, ça semblera impossible de leur tirer dessus ou de leur lancer des pierres. Et la loi suivra automatiquement. Souvent, la loi vient juste cautionner des états de fait. En tant que simple citoyen ou citoyenne, on n'a pas accès direct à la rédaction des lois mais si déjà on change notre regard, on changera aussi notre société et par conséquent ses lois.

Vous êtes positive sur notre capacité à faire évoluer les mentalités ? 

Absolument. Considérez le mot féminicide. Il n’a pas mis longtemps à entrer dans le dictionnaire. Et maintenant, on y trouve également les termes sentientsentience. C'est nous qui faisons les dictionnaires, le reflet de l’évolution de notre langue. Le jour où on parlera partout des chiens, des vaches et des animaux non humains comme de personnes, cette nouvelle signification sera ajoutée à la liste de tous les sens du mot personne. C'est nous qui faisons notre langue, pour le meilleur et pour le pire.  

* Lisez la première partie de l’interview de Marie-Claude Marsolier : “Notre langage reflète et perpétue l’oppression des animaux non humains”.

* Lisez la deuxième partie de l’interview de Marie-Claude Marsolier : “Parler de bien-être animal dans les fermes d’élevage est un tour de passe-passe orwellien”.

 * Le Boudoir Numérique a fait la connaissance de Marie-Claude Marsolier, à l’occasion d’une conférence organisée, le 22 mars 2021, par l’association de protection des animaux Paris Animaux Zoopolis (PAZ). Retrouvez l’enregistrement vidéo de l’événement ici. Le site internet de PAZ est là

* Le livre Le mépris des “bêtes”, un lexique de la ségrégation animale de Marie-Claude Marsolier est sorti le 9 septembre 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF)

Couverture du livre Le mépris des “bêtes”, un lexique de la ségrégation animale de Marie-Claude Marsolier (©PUF)

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