On lui doit la première robe de mariée lumineuse, une veste à panneaux solaires et une haute couture résolument tournée vers la technologie, dès 1994. Interview d'Olivier Lapidus, précurseur français de la fashion tech.
Le Boudoir Numérique : Vous avez créé la première robe lumineuse en fibre optique, ce fil de verre conducteur de lumière, fin comme un cheveu. Comment cette idée a-t-elle germé dans votre esprit?
Olivier Lapidus, designer de mode : On pourrait comparer la fibre optique à un tuyau sur les parois internes duquel la lumière rebondit pour se propager d'une extrémité à l'autre. Souvenez-vous de ces lampes vintage en corolle de fibres optiques, leur extrémité était lumineuse. Il y a plusieurs années, la société française Dubar Warneton a créé une porosité lumineuse le long des fibres optiques. Dorénavant, c'était l'ensemble de la fibre optique, sur toute sa longueur, à savoir 3 mètres à l'époque, qui devenait lumineuse. Partant de là, j'ai demandé en 1998 à Cédric Brochier (l'arrière-petit fils du fondateur de l'entreprise Brochier Soieries, née en 1890, à Lyon) de développer un tissu en fibres optiques. Il a commencé par briser un premier métier Dornier, puis un second et à la 3e machine, il a trouvé la solution pour tisser la fibre optique. La première robe lumineuse dans un tissage Jacquard de fibres optiques a été présentée dans mon défilé haute couture de l'été 2000, dédié aux nouvelles technologies.
Ce tissu en fibres optiques, ce jacquard lumineux Lightex breveté par la suite par Brochier Technologies, a été produit sur des métiers à tisser jacquard traditionnels, tels qu'utilisés sous l'impératrice Eugénie, au 19e siècle. Une volonté de préserver ces outils artisanaux?
Ca va beaucoup plus loin que ça. L'axe que j'avais choisi dans mes collections de couture, c'est la cross-fertilisation entre le savoir-faire traditionnel et les nouvelles technologies, la transversalité industrielle entre la mémoire de l'excellence et l'innovation des laboratoires. Parce qu'on ne construit pas le futur, sans le passé. C'est la raison pour laquelle j'avançais que les artisans d'hier puissent être les chercheurs de demain, qu'ils participent à l'évolution des arts et des techniques, à travers la seule chose qui compte, les brevets. Sans brevets, pas d'innovation. Or, c'est par des créations innovantes, fortes d'une valeur ajoutée, et non pas de simples nouveautés, que nous pourrons exporter nos produits à l'international.
Pourquoi cet intérêt pour le savoir-faire des artisans?
Ce que j'aime dans mon métier, c'est le monde ouvrier, cet univers des ateliers qui m'a vu naitre, d'un père couturier et d'une mère, mannequin et comédienne. Mes premiers jouets furent les ciseaux, les bouts de tissus… Très tôt, j'ai aimé ce monde-là, les brodeuses, les dentellières, les plumassières, les premières d'atelier, les patronnières, les modistes (au féminin comme au masculin, d'ailleurs), ceux qui fabriquent les souliers, les sacs, tous les métiers des gens qui font. J'ai vu mes parents travailler dans cet univers depuis toujours. Pour moi, l'évolution naturelle de ces ateliers, de ces métiers d'art de la mode est de participer à la transformation des techniques, de ne pas juste rester des trésors vivants.
Que voulez-vous dire par là?
Je sais que les Japonais adorent les trésors vivants (au Pays du soleil levant, le terme "trésor national vivant" désigne les conservateurs des biens culturels immatériels d'importance, NDLR), tout le monde les apprécie mais, pour moi, c'est une espèce de zoo, dans lequel on viendrait voir travailler l'artisan comme si c'était un métier d'hier. Le meilleur moyen d'aider les artisans, ce n'est pas de les exposer, c'est de les développer. Les aider à réfléchir à la manière dont les anciens métiers puissent devenir les métiers du futur, ces nouvelles technologies françaises qui sont notre chance à l'export. Ce qui m'intéresse, c'est comment valoriser le textile pour innover dans d'autres domaines, à l'instar des métiers à soie qui tissent désormais la fibre de verre de rideaux lumineux utilisés en décoration et de couvertures de luminothérapie, destinées à lutter contre la jaunisse du nourrisson. Sans compter les fibres de carbone qui ont engendré le nez du Concorde et des pièces de Formule 1. Pourquoi ne pas faire appel à la caisse de résonance médiatique de la couture pour promouvoir l'innovation française? Devenir, en somme, le faire-savoir du savoir-faire? C'est ce que je voulais faire et c'est toujours mon objectif, aujourd'hui, alors que nous sommes lancés dans une extraordinaire aventure protéiforme qui ne touche plus seulement la mode mais aussi la santé, l'espace, l'automobile, l'ameublement, etc.
Vous êtes également un précurseur de l'intégration de l'électronique et des panneaux solaires aux vêtements, dans les années 90…
En 1996, j'ai mis au point avec l'entreprise Solems (un fabricant de matériel photovoltaïque français, NDLR) une veste dotée de panneaux solaires qui transformaient la lumière en source d'énergie, stockée dans des batteries au lithium et rediffusée à travers des résistances chauffantes intégrées à même les fils du vêtement. Concomitamment, j'avais intégré à la veste un GPS et un téléphone qui se rechargeaient automatiquement. Après avoir défilé, ce modèle unique chauffant et communicant a été exposé dans le show-room de Renault sur les Champs Elysées, où il s'est fait dérober nuitamment. La police m'a expliqué qu'il s'agissait surement de l'œuvre d'un état, dont nous ne connaissons toujours pas l'identité à ce jour. Mise à part une photo (publiée dans cet article, NDLR), il ne reste rien de cette veste qui préfigurait les textiles solaires actuels intégrant des panneaux photovoltaïques souples, comme ces sacs à dos qui permettent maintenant de recharger son téléphone. On n'en est qu'au début mais ça existe. Elle préfigurait également le moment où les batteries tiendraient le coup, peut-être dans deux à trois ans car nous étions vraiment en avance sur ce concept, de même que les vêtements connectés actuels. Dans les années 90, quand on disait vêtement connecté, c'était un gros mot. Aujourd'hui, les choses ont bien changé.
Justement, comment vos contemporains ont-ils réagi, à l'époque, à votre couture technologique?
Une partie de la presse s'en est offusquée. Rien ne sert d'avoir raison en avance, bien au contraire, car on est critiqué. A l'époque, certaines personnes considéraient que l'innovation dans la couture était hors sujet. Aujourd'hui, le grand public est tout à fait ouvert à cette idée.
Comment avez-vous vécu cette critique?
Je ne suis qu'un simple acteur de la mode. L'important, c'est l'industrie française et l'évolution de nos technologies de pointe pour faire avancer le made in France. Les choses vont dans le bon sens. Je vois beaucoup de jeunes créateurs reprendre les idées que je développais à l'époque. Aujourd'hui, on peut présenter une robe lumineuse, sans que la presse ne vous tombe dessus. C'est formidable. Cela devrait être un sujet de réflexion pour certains journalistes qui avaient pris ombrage de mes lumières. De plus en plus de vêtements connectés apparaissent sur le marché et le grand public se passionne pour l'innovation. Ce que je voulais, c'est que la technologie devienne un objet de luxe. On voit très bien avec Apple ou Tesla comment cette hypothèse est devenue réalité et comment la technologie ne fait plus peur. Reste à voir la manière dont la mode va continuer à l'utiliser.
Comment voyez-vous le futur de la fashion tech?
L'intégration de la technologie au vêtement est une évidence pour l'avenir. Aéroports, plateformes pétrolières…, pour nombre de métiers liés à la sécurité, le textile lumineux va être très utile. Ou pour l'aide au réveil des patients, en milieu hospitalier. Les tissus lumineux ont également leur rôle à jouer, en matière de basse consommation énergétique avec les leds, par exemple (de l'anglais, light-emitting diode ou diode électroluminescente, NDLR). Injecter de la lumière à l'intérieur d'un plafonnier automobile en fibres optiques tissées est une solution économique intéressante pour des voitures à énergie embarquée, dotée de panneaux solaires. Le textile innovant apparait aussi comme une piste de réflexion intéressante pour le recyclage et l'écologie. Lorsque j'avais présenté ma collection Ecofibres printemps-été 1997, avec des nouveaux fils en algues, roses, cassis, carottes, soja, menthe et coquelicots, j'avais été critiqué. A l'époque, je voulais offrir de nouveaux débouchés aux surplus agricoles européens, en ajoutant ces nouvelles fibres à celles de la soie et du coton. C'est toujours d'actualité pour l'industrie de demain, dans une perspective globale de développement durable, au sein de laquelle la mode innovante aura un grand rôle à jouer.
* Le site internet d'Olivier Lapidus : www.creationolivierlapidus.com.
Ludmilla Intravaia