La designer coréenne Soomi Park, basée à Londres, s’est fait remarquer, en 2007, par ses faux-cils lumineux, dotés de LED réagissant aux mouvements des yeux. Cette pionnière de la beauté connectée et de la fashion technology s’est confiée au Boudoir numérique sur sa vision de l’expression personnelle, via la technologie.
Le Boudoir numérique : Vous vous définissez comme un designer spéculatif et artiste multimédia. Que voulez-vous dire par là ?
Soomi Park, designer : Mon domaine de recherches couvre les technologies émergentes. J’essaie d’imaginer les scénarios qui vont apparaître dans le futur en matière de sciences et techniques, en ouvrant de nouvelles perspectives sur la manière dont le design peut jouer un rôle dans notre société. Ma sensibilité d’artiste nourrit également cette réflexion. Plus spécifiquement, je m’intéresse aux liens entre le corps humain et les technologies, notamment les wearables.
Vous vous êtes fait remarquer avec le projet "Led Eyelash" en 2007, un prototype de faux-cils lumineux, dotés de LED, des diodes électroluminescentes réagissant aux mouvements des yeux, grâce à un capteur. Pourquoi avoir créé ce bijou ?
La Corée du Sud, mon pays natal, a la réputation d’être friande de chirurgie plastique, une pratique qui peut tourner à l’obsession. Un jour, en me baladant dans la rue, j’ai reçu le flyer d’une marque de mascara promettant "Bigger and beautiful".Cette publicité faisait référence, à ce que j’appelle le fétichisme des grands yeux, des yeux "plus grands et plus beaux". Les femmes asiatiques veulent avoir des yeux immenses, parce qu’elles considèrent que les yeux des occidentales, plus grands que les leurs, sont plus jolis. Cette perception intime, très répandue en Corée du Sud, influence énormément la manière dont les gens conçoivent leur look et leur vision de la beauté. Une obsession factice qui débouche souvent sur le recours à la chirurgie esthétique. Je trouve ce sujet fascinant et j’ai eu envie de le critiquer, d’une manière amusante, par le biais de la technologie. Je voulais créer une discussion, questionner les gens sur leurs motivations : veulent-ils seulement de grands yeux ou quelque chose de plus, comme le fétichisme de la beauté, en modifiant leur corps, non seulement par le makeup mais aussi par la chirurgie esthétique ? C’est la raison pour laquelle j’ai imaginé ce bijou doté de LED, au clignotement influencé par un capteur réagissant aux mouvements des pupilles, des paupières et de la tête. Un produit intelligent, susceptible de répondre aux besoins des fétichistes des grands yeux qui pourraient l’arborer à leur guise, plutôt que d’opter pour la chirurgie esthétique.
Vous faites figure de pionnière dans votre intérêt pour la fashion technology et la beauté connectée. Pourquoi avoir travaillé, bien avant les autres, sur ce genre de problématiques dorénavant très tendance ?
J’en suis venue à m’intéresser à ce sujet, plutôt d’abord par la beauté que par la technologie car, en Corée du Sud, nous sommes terriblement sollicités par le marketing des grandes marques de cosmétiques. Ensuite, quand j’ai commencé des études en média digitaux, j’ai été amenée à me concentrer sur la façon de créer de l’art avec le support de la technologie. Et comme j’ai une passion pour la mode, sans jamais m’être imaginée devenir un jour styliste, je me suis naturellement tournée vers la création de vidéo de design-art, mêlant mode, beauté et technologie. J’adore également regarder des films de science-fiction. La manière dont le futur y est dépeint m’amuse beaucoup et représente une source d’inspiration. Ces films m’ont appris qu’il y a toujours quelque chose à chercher plus loin.
Pensez-vous que la technologie et les wearables puissent changer notre perception de la beauté?
Déjà, je constate que mes créations suscitent des discussions, des échanges de réflexions, voire des débats, entre les gens qui suivent mon travail. Le changement est lent, mais oui, je pense que la technologie influence la perception de la beauté. De nombreuses personnes s’accordent à penser qu’elle est toute relative, en fonction de la culture dont on est issu et que ses standards peuvent être reconsidérés et modifiés, au travers de la technologie. Les gens répondent de manière très positive à ces thématiques, dans un contexte où les wearables, par exemple, incarnant l’avenir, les aident à se représenter ce que sera le futur dans leur vie de tous les jours.
Vous avez également créé le "Digital Veil", le "voile numérique", un écran à cristaux liquides à porter devant le visage pour en modifier l’apparence.
Après le projet Led Eyelash, j’ai voulu poursuivre ma réflexion sur l’obsession fétichiste de la beauté. La surface de l’écran LCD offre une vision déformée du visage de celui qui l’arbore à celui qui le regarde. Je pense que, s’ils le pouvaient, les gens voudraient porter ce genre de voile, pour transformer leur apparence, sans avoir recours à la chirurgie plastique lourde. En passant des yeux au visage en entier, j’ai eu envie de toucher au plus près cette idée d’expression de soi, via la technologie.
D’après vous, la technologie pourrait-elle nous aider à exprimer notre vision personnelle de la beauté ? Mieux, à la manière du voile numérique, nous aider à projeter aux autres la façon dont on souhaite être vu, pour transformer notre identité dans le regard de l’autre ?
Pouvoir lire sur un écran LCD qui je veux être serait intéressant, surtout si cela exprimait ce que je ressens vraiment. Cela permettrait de partager son intimité avec autrui d’une manière totalement différente, ce qui ouvre des perspectives stimulantes sur la conception même d’intimité et l’invasion éventuelle de la vie privée en découlant. Je pense néanmoins que les gens seraient très ouverts à cette idée. Les êtres humains sont désireux de partager leurs émotions par le biais de la technologie. Le succès des wearables qui collectent nos données intimes en témoigne. Nous pouvons adopter cette technologie, très près de notre corps, notamment par les textiles et les vêtements intelligents qui favorisent la communication émotionnelle et psychologique.
C’est ce que vous avez voulu faire avec la "Swing Skirt", votre jupe Balançoire ?
Tout à fait. Ce projet est centré sur l’angoisse ressentie par les gens dans de nombreuses circonstances. On s’inquiète pour des tas de petites choses dans la vie, sans vraiment sans apercevoir. La psychologie affectant le corps, la jupe Balançoire est dotée de capteurs mesurant le rythme cardiaque pour actionner des LED. Les diodes électroluminescentes se mettent ainsi à clignoter à la surface du tissu, signe qu’il faut accrocher la jupe par ses câbles, exactement comme une balançoire. L’action apaisante d’un mouvement oscillatoire sur le comportement des personnes nerveuses n’étant plus à prouver, la jupe prodigue un effet relaxant, un peu à la manière d’un berceau d’enfant.
Est-ce à dire qu’en prenant conscience, concrètement, de son état de stress, grâce aux fluctuations lumineuses de la jupe, on se met en condition de le contrer ?
Exactement. A ce premier aspect bénéfique, s’ajoute que partager ses émotions est également un mécanisme salvateur pour libérer son anxiété. L’entourage, alerté visuellement de votre stress, peut adapter son comportement pour vous rassurer. En ce sens, les wearables m’apparaissent comme la technologie idéale pour sentir les émotions. Un outil au service des gens et pas un gadget inutile que l’on se doit de posséder, ce qui est encore trop souvent le cas. Un moyen de faire sauter les barrières émotionnelles, comme pourrait l’être aussi, par exemple, les bijoux émotionnels, susceptibles d’échanger des expériences. Telle est la piste que j’ai envie de continuer à creuser : le partage de l’émotion par le biais de la technologie va demeurer au cœur de mon travail pour l’instant.
Le site internet de Soomi Park : soomipark.com.
* L’interview de Soomi Park a été réalisée dans le cadre de cet article du magazine Victoire sur "L'esthétique du futur" by Le boudoir numérique.
Ludmilla Intravaia