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"Parler de bien-être animal dans les fermes d’élevage est un tour de passe-passe orwellien"

Couverture du livre Le mépris des “bêtes”, un lexique de la ségrégation animale de Marie-Claude Marsolier (©PUF)

2/3 - Dans la deuxième partie de notre entretien avec Marie-Claude Marsolier, l’auteure du livre Le mépris des “bêtes”un lexique de la ségrégation animale met en lumière les mécanismes de dévalorisation des animaux et de déni de leurs souffrances perpétués par notre langage. 

Par Ludmilla Intravaia 

Le Boudoir Numérique : Pour poursuivre notre discussion sur les dispositifs de la violence symbolique infligée aux animaux par le langage, entamée dans la première partie de notre entretien (lire ici), abordons maintenant le deuxième mécanisme, celui de leur dévalorisation. Dans votre livre, vous évoquez notamment le rôle du partitif, dont l’utilisation “traduit probablement de la manière la plus brutale la désindividualisation, le statut essentiel de ressource exploitable, de matière brute” des animaux. Cela me semble particulièrement frappant dans l’industrie de la mode, où l’on parle, par exemple du cuir, de la fourrure, des plumes, de la peau, bref de matières, d’autant plus nobles et valorisées qu’elles sont liées à la création d’objets désirables. Le fait que certains animaux soient réduits à des noms de matières participe-t-il à la facilitation de l’exploitation dont ils sont les victimes ? 

Marie-Claude Marsolier, auteure de l’ouvrage Le mépris des “bêtes” C'est une évidence. Dans tous les exemples que vous citez, fourrure, cuir, plume, peau, l'animal non humain a disparu. Il n'y a jamais eu d'animal. Juste une matière qui est là, qui est belle. On ne visualise pas qu'il a fallu tuer des oiseaux pour obtenir des plumes, par exemple. Chaque fois qu'il y a des boas dans des spectacles de music-hall ou un plumet sur la coiffe des Saint-Cyriens, des oiseaux ont été tués rien que pour ça. Il est très rare, en effet, que l'on plume les oiseaux vivants. Mais ça, c'est complètement évacué. Il n'y a plus d'animal, juste une matière comme du coton ou du bois, que l’on peut tisser ou sculpter. Une matière qui n'a jamais été sensible, qui n'a jamais rien eu à voir avec le monde sensible. Donc, oui, ça fait tout à fait partie des mécanismes d'occultation de la violence envers les animaux non humains. 

Vous traitez également d’un troisième mécanisme de notre langage regroupant “des dispositifs qui, s’ils n’incitent pas directement au mépris et à la haine des animaux non humains, n’en facilitent pas moins l’acceptation générale de leur condition actuelle : les mécanismes d’euphémisation et de déni qui minorent les violences dont ils sont victimes”. Quid, par exemple, du terme “ferme d’élevage” employé pour les lieux d’exploitation des visons, des crocodiles ou encore des serpents utilisés pour leur peau et leur fourrure ? 

C'est intéressant, ce mot : élevageElever, faire grandir, a quelque chose de positif. On parle de l'éducation des enfants mais aussi d’élever des nourrissons, c’est une expression courante. Tant cet aspect positif d'élevage que son application aux humains renvoient globalement à des actions bienfaisantes d'aide, de soutien, de soins, de nourriture. Alors qu’on connait maintenant très bien la réalité de l'élevage, en particulier industriel qui correspond à la situation de 80% des animaux consommés en France. Aujourd'hui, non seulement on tue les animaux non humains mais leur vie, surtout dans les élevages industriels, est juste un cauchemar, avant la mort. Auparavant, dans des structures plus petites, les animaux non humains étaient probablement moins malheureux. Les conditions d'élevage étaient moins violentes, plus artisanales, moins industrielles qu'aujourd'hui. En fait, avant, si on met de côté la mise à mort des animaux non humains, il y a avait une proximité avec les humains. Mes grands-parents accompagnaient les vaches dans les prés, où elles se nourrissaient, restaient avec elles, s'en occupaient. Les poules pouvaient être caressées. Le cochon était plutôt bien traité. Evidemment, ça se terminait mal mais il y avait un laps de temps, durant lequel les animaux élevés pouvaient trouver un certain confort, dans leur relation avec les humains. Qu’on ne se méprenne pas, le foie gras a été inventé par les Romains et on supprime les veaux des vaches laitières depuis bien longtemps. La cruauté ne date pas d'aujourd'hui. Mais elle était moins systématique et moins connue avant. Les gens qui veulent perpétuer l'élevage en France s'appuient sur cette imagerie positive de lien, de proximité entre humains et non-humains, de services mutuels qui avait une part de réalité, même si ça se terminait toujours mal pour les non-humains de toute façon. Tout cela joue sur ce registre des fermes traditionnelles qui n'existent plus que dans notre imaginaire, dans les livres pour enfants et dans les films de propagande sur le sujet. 

Les personnes qui luttent contre l’exploitation animale dénoncent la “souffrance animale”. Les industries qui s’en nourrissent privilégient plutôt le terme “bien-être animal”. Quelle violence, quel déni, se cachent-ils derrière le mot bien-être animal ?

C'est un phénomène incroyable pour moi. C'est complètement comparable aux slogans du livre 1984 de George Orwell : “Freedom is slavery”. “La liberté, c'est l'esclavage”. C'est la confusion totale, les mots ne veulent plus rien dire. Pour empêcher les gens de penser, il faut casser le vocabulaire. Il faut le rendre ambigu. Pour penser, il faut avoir des concepts clairs et des mots associés à ces concepts clairs. A partir du moment, où chez Orwell le Ministère de la Paix s'occupe de la guerre, ça empêche de réfléchir. C'est exactement ce qui est à l'oeuvre avec l'utilisation du mot bien-être

Que voulez-vous dire par là ? 

Bien-être, ça veut dire deux choses. Dans le sens courant du terme, ça désigne un confort, le fait de se sentir à l'aise, de ne pas souffrir. En français, c'est un sens qui ressurgit toujours au premier plan, parce que bien-être est composé de ce terme fondamental, bien qui n'est pas ambigu. Quelle que soit la chose associée à bien, l'a priori sera positif. Ca, c'est la définition qu'on trouve dans les dictionnaires classiques. Mais un sens supplémentaire a été ajouté par l’Organisation mondiale de la Santé animale, une définition technique de bien-être a été inventée qui désigne l'état dans lequel se trouvent les animaux d'élevage, que cet état soit positif ou négatif. C'est comme si on disait que l'amour, c'est ressentir des sentiments agréables pour quelqu'un, avoir envie de l'aider. Mais on ajouterait un sens selon lequel l'amour, ce serait aussi entretenir n'importe quel type d'interactions avec quelqu'un. Comme être en guerre avec lui, par exemple. Or, la guerre n’est pas une interaction positive. Tout comme le bien-être dans les abattoirs n’est pas un état positif. Parler de bien-être animal dans les abattoirs ou les fermes d’élevage est, pour moi, un tour de passe-passe orwellien. 

Un autre mot tend à se substituer à “bien-être”, c’est “bientraitance”. Que vous évoque-t-il ? 

Bientraitance, c'est moins hypocrite, d'une certaine manière. En employant bien-être, on dit : les animaux se sentent bien. Dans de nombreux cas, à l’abattoir typiquement, où il est très clair qu’ils ne se sentent pas bien du tout, on remplace bien-être par bientraitance, ce qui revient à dire : “On a fait les choses selon la loi”. On a bien traité les animaux, au sens de correctement, de légalement. C'est-à-dire qu’un abattage sans étourdissement par exemple, peut être considéré comme de la bientraitance, si on a utilisé un couteau qui était bien aiguisé ou si la personne qui a effectué cet acte disposait d’un certificat approprié pour ce faire. Parce que, à un certain moment, on finit par voir que la notion de bien-être dans les abattoirs ne veut rien dire. Parler de bientraitance est une façon d'éviter le ridicule et les contradictions qui deviennent insupportables. On ne sait pas ce qui se passe pour les animaux non humains mais ils ont été traités selon la loi. 

Alors que dans votre livre, vous montrez bien que la loi, l'encadrement juridique des animaux, ne fait qu'entériner leur exploitation...

C'est comme ça. Il y a des lois qui peuvent être ignobles. A un moment, l'homosexualité était un crime en France. C'était dans la loi. Là encore, c'est toujours ambigu. Normalement, la loi, c'est ce qui protège les gens des violences et parfois, la loi, c'est ce qui perpétue la violence. Effectivement, avec les autres animaux, on est exactement dans ce cas-là, d’une loi qui cautionne et organise leur oppression. 

Autre terme qu’on entend beaucoup, notamment dans la filière de la mode : la “transparence sur l’approvisionnement”. Une nouvelle manière de noyer le poisson de l’exploitation animale ? 

Transparence, a priori, c'est positif, c'est que l’on n’a rien à cacher. Mais rien à cacher de ce qu'on veut bien dire. La transparence, c’est indiquer que la vache  consommée est d'origine française ou allemande. Ou qu’elle vient de beaucoup plus loin. C’est une transparence très partielle. C'est tellement partiel que ça en devient absurde, d'une certaine manière. Quand on parle de la transparence de l'approvisionnement, on veut connaitre l'origine d'un produit, le pays d'origine des matières par exemple et on ne s'étend surtout pas, ni sur les individus dont on a arraché la chair ou la peau, ni sur la manière dont ils ont été traités. Mais ça permet quand même de dire qu’on est transparent. Quant à l’approvisionnement, cela fait référence à la notion purement matérielle de provision, c'est-à-dire de “matière à”. Et encore une fois, les êtres sensibles sont totalement absents de ce discours. C’est très à la mode, ce terme transparence, car tout le monde veut être rassuré : que s’est-il vraiment passé ? Les marques se proposent de tout vous dire sur ce qui s'est passé. Ca vient de France, c'est tout ce que vous avez besoin de savoir. Mais ce n’est pas parce que c'est fait dans un pays spécifique que c'est fait sans cruauté ou de manière légitime. C'est simplement de la manipulation de publicitaires pour conférer des aspects positifs à un produit, pour le parer d’idées de faste, de luxe ou de chose bien faite. Mais ce ne sont que des impressions. 

J’ai lu, en mars dernier, une dépêche sur une ferme de crocodiles d’un grand groupe de luxe en Australie, dont un responsable assurait faire “tout pour mettre en place les meilleures pratiques possibles”. Ces “meilleures pratiques possibles” font penser à l’usage du terme “bonnes pratiques”, non ? 

L’astuce, en effet, c'est de parler de bonnes pratiques. Parce que bon, en français, est un terme très positif. Le sens technique de bonnes pratiques, ce sont les choses autorisées par la loi. Alors que le sens courant auquel on se réfère spontanément, en raison du sens positif du mot bon, inclut un aspect technique et un aspect éthique. Avec bonnes pratiques, les gens qui veulent acheter un sac en cuir de crocodile se disent que c’est forcément bien, que non seulement l'opération a été bien réalisée techniquement, que cela va donner un beau produit et, qu’en plus, les animaux ont été bien traités. C'est sur cette ambiguïté que jouent les personnes qui font du marketing. 

* Lisez la première partie de l’interview de Marie-Claude Marsolier : “Notre langage reflète et perpétue l’oppression des animaux non humains”.

* Lisez la troisième partie de l’interview de Marie-Claude Marsolier : “Inventons de nouveaux mots pour désigner les matières d’origine végétale de la mode”. 

* Le Boudoir Numérique a fait la connaissance de Marie-Claude Marsolier, à l’occasion d’une conférence organisée, le 22 mars 2021, par l’association de protection des animaux Paris Animaux Zoopolis (PAZ). Retrouvez l’enregistrement vidéo de l’événement ici. Le site internet de PAZ est là

* Le livre Le mépris des “bêtes”, un lexique de la ségrégation animale de Marie-Claude Marsolier est sorti le 9 septembre 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF)

Couverture du livre Le mépris des “bêtes”, un lexique de la ségrégation animale de Marie-Claude Marsolier (©PUF)

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