Création d’un produit fashion tech : les écueils à éviter
Vous avez envie de vous lancer en fashion tech ? Le consultant Dominique Paret, expert technique en électronique et co-auteur du livre “Wearables, textiles et vêtements intelligents”, expose au Boudoir Numérique les contraintes à connaître pour la viabilité industrielle de votre projet.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Votre livre traite des wearables, textiles et vêtements intelligents. Que recouvrent ces termes ?
Dominique Paret, expert technique en électronique : “Wearable” vient du mot anglais “wear”, signifiant “porter sur soi”. Bagues, bracelets, montres, lunettes, chaussures ou chaussettes, accessoires et vêtements… tout ce qui se porte sur soi est un wearable. Dans ces wearables, on distingue les accessoires, à savoir les “wearables non textiles”, tels les trackers de fitness, montres connectées, bracelets événementiels, etc. et les “wearables textiles”, comme les tissus, matières, fibres et vêtements, avec leurs applications, dans les domaines du sport, du médical ou encore de l’équipement de protection individuelle. A l’instar des accessoires, les wearables textiles peuvent être intelligents (de l’anglais “smart”). Ils sont alors désignés sous les termes “vêtements ou textiles intelligents”. Un textile intelligent peut capter un signal (températures, valeurs biométriques, attitudes, mouvements, etc.), l’analyser et y répondre, de façon adaptée (en modifiant sa forme, en établissant une communication, en effectuant des calcul, etc.). C’est le cas, par exemple, d’un vêtement qui change de couleur, parce qu’il a détecté un gaz dangereux, à proximité de celui qui l’arbore.
En tant que consultant, vous aidez vos interlocuteurs à développer leurs concepts de wearables et de vêtements intelligents, de l’étude de pré-faisabilité, jusqu’à la mise en production industrielle du produit. Quel conseil donneriez-vous à un jeune designer, désireux de créer son premier wearable fashion tech ?
Je lui dirais, en premier lieu : prenez garde à la viabilité industrielle de votre projet. Tout d’abord, il faut être conscient de la différence entre un produit vendable et un produit achetable. Faire un produit pour le vendre, c’est très bien mais encore faut-il, qu’en face, il y ait des gens pour l’acheter, à un prix acceptable pour eux. C’est pourquoi il faut notamment définir, avec précision, pour quels marchés on décide de concevoir ce produit. Ensuite, attention au POC (Proof Of Concept, en anglais ou preuve de concept qui permet de démontrer, expérimentalement, la faisabilité du projet, NDLR). Pour de nombreuses personnes, le POC représente le graal mais ce n’est pas le cas, loin de là. En réalisant un POC, on crée une maquette qui ressemble beaucoup à ce qu’on voudrait faire mais n’est pas le produit final. Trop souvent, les POC sont assemblés, de bric et de broc, par des startups, des étudiants ou des bidouilleurs qui veulent montrer que, en gros, sur la table, ça marche. C’est là, en effet, le mérite du POC, prouver que ça fonctionne. Mais généralement, on est encore très loin d’un produit industriel viable, peut-être à deux ans, deux et demi de là. Qui va payer les collaborateurs du projet, pendant ces deux années ? Les gens se disent, après le POC : c’est fini. Et bien non, ce n’est pas vrai. Ca ne fait que commencer. Après le POC, il faut tout remettre à plat, repartir de zéro et tout redévelopper, pour être certain de pouvoir mener à bien la concrétisation d’un wearable, à des fins commerciales.
Quelles sont les contraintes à envisager, dans le cas d’un wearable textile ?
En matière de vêtements intelligents, les questions relatives à leur usage et à leur entretien sont essentielles. Un textile contenant de l’électronique va-t-il résister au lavage ? Si oui, combien de fois ? Les composants électroniques sont-ils amovibles ? Le smart textile peut-il être passé au sèche-linge, être repassé ? On voit souvent, en défilé, des pièces de fashion tech magnifiques qui n’ont aucune chance d’être commercialisées, faute de ne pas pouvoir être portées plus d’une fois. Si vous avez imaginé un soutien-gorge intelligent qui ne peut être lavé que trois fois, n’espérez pas vendre votre projet à une entreprise de lingerie. Les problématiques de ce type, déterminant la durée de vie d’un article, son usage et son prix, doivent être prise en compte, dès le départ, pour éviter qu’elles ne deviennent un frein à sa commercialisation.
Il faut s’y prendre, dès la naissance du projet ?
Oui. Par exemple, en matière de sécurité, liée aux données personnelles récoltées par les textiles intelligents, il est primordial de l’implémenter de bout en bout du projet. En cas de problème, il est très difficile et coûteux de revenir en arrière et de l’intégrer à postériori. Pareil pour le recyclage. La majorité des vêtements intelligents commercialisés comporte pour partie de l’électronique, batteries, piles, capteurs et microprocesseurs qu’il est éventuellement possible de retirer pour les recycler. A terme, c’est la fibre en elle-même qui sera intelligente, sous forme de composants électroniques, intégrés aux fils et aux tissus. Il est difficile de détricoter ces fibres pour en séparer les composants à recycler et les futures technologies ne rendront pas la tâche plus aisée, quand les matières deviendront plus complexes, avec des composants imprimés directement sur les textiles, par exemple. L’équation n’est pas simple mais elle est connue de tous, ce n’est pas un scoop. C’est pourquoi il faut se poser les bonnes questions, dès le début car la problématique environnementale de la fin de vie des textiles intelligents revient tôt ou tard sur le tapis.
Prendre en compte toutes les contraintes d’un projet est donc, pour vous, un passage obligé ?
Tout à fait. Connaître et résoudre les contraintes d’ordre marketing, technique, industriel, réglementaire, normatif, applicatifs, sécuritaire, de coût, etc. est vital pour se prémunir de surprises désagréables. Certes, penser à toutes ces problématiques peut sembler rendre votre tâche plus complexe, plus rébarbative et plus longue mais il est nécessaire de s’y atteler, afin d’éviter des désillusions ultérieures. Sinon, pas la peine de continuer votre projet, votre produit ne sera ni vendable, ni achetable.
* Le livre “Wearables, textiles et vêtements intelligents” de Dominique Paret et Pierre Crégo est sorti en janvier 2019, chez ISTE Editions (365 pages).