Interpellé par les mannequins en total look Balenciaga, déambulant téléphone au poing, dans les immenses espaces désertiques de la dernière campagne de la maison française (voir l’article “Influences tech chez Balenciaga”), Le Boudoir Numérique a voulu en savoir plus sur la démarche artistique de son photographe, Jean-Pierre Attal. Un “ethnographe” visuel qui, quatre mois durant, s’est “totalement impliqué, dans cette grande passion”, revisitant les codes urbains d’une de ses séries précédentes, “Paysages ethnographiques”, en 2012.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Vous signez la nouvelle campagne automne 2019 de la maison française Balenciaga, inspirée d’une de vos séries photographiques précédentes, Paysages ethnographiques, en 2012. Pour ce projet, vous avez immortalisé, dans leurs activités quotidiennes, des travailleurs du parvis de La Défense, pour ensuite les transplanter dans de vastes paysages, aux Etats-Unis notamment. Pourquoi cet intérêt pour les employés de ce quartier d’affaires français ?
Jean-Pierre Attal, photographe : Ce qui m’a intéressé dans les salarymen de Paysages ethnographiques, c’est l’homme de la ville, l’homo urbain, de notre civilisation, celui qu’on ne fait que croiser dans la rue, sans lui prêter attention, sans le voir, en fait. C’est lui qui me fascine depuis le début des années 2000, dans mon projet “Monographie des masses sociales”, dans mes travaux sur les codes génétiques. L’humain a des points communs mais aussi des singularités. Ce qui est en jeu dans mon travail, c'est cette dichotomie entre, d’un côté, les enjeux globaux, l'ensemble des travailleurs de La Défense avec leurs codes vestimentaires et sociaux, tous habillés en costume gris, avec leurs attachés-cases, leur oreillettes, leurs téléphones, etc. et, de l’autre, leurs différences extrêmes, en tant qu’individus. En me rapprochant d’eux, en les mettant en valeur, j’explore cette dualité de l’intimité anonyme que l’on peut percevoir dans la rue, dans l’espace public de la ville.
Le photographe Jean-Pierre Attal, le 25 juin 2019, à Issy-Les-Moulineaux (© Lionel Samain pour Le Boudoir Numérique)
Pourquoi avoir déplacé vos salarymen dans de grands espaces naturels ?
Pour faire le focus sur cet humain, homme et femme, anonyme, ce symbole de l’urbain et du monde du travail, j’ai voulu le sortir de son contexte habituel. Tout d’un coup, il n’est plus dans le métro, plus sur le trottoir mais dans un paysage grandiose. Là, la vision est décalée, le spectateur se questionne : que font ces gens en costume-cravate dans ces espaces naturels ? Du coup, on les regarde différemment, en tout cas, on leur prête attention. Ensuite, chacun fait ce qu’il veut de ces images.
Vous ne proposez aucunes pistes de réflexion aux spectateurs ?
Je me considère comme un ethnographe, pas comme un ethnologue ou un chercheur. Je recueille les données visuelles de la ville, de manière brute, statistique. Je me livre à une enquête sociologique mais je ne dégage pas de conclusion. Le spectateur tire lui-même les siennes ou pas. Je montre les gens dans la ville, j’utilise la matière de la cité. Plus exactement, je modélise, à ma manière, le stéréotype urbain, tout le monde en costume-cravate à La Défense, tous le monde avec des oreillettes, en train de taper des textos… En ce sens, les titres de mes séries en disent long sur mon inspiration, comme “Modélisation du stéréotype urbain”, en 2000, véritable fondation de mon travail, où j’ai accumulé des shoots de pare-brises de voitures, sur le périphérique, en un tableau photographique grand format. De loin, on contemple le fourmillement, le kaléidoscope, la mosaïque d’une scène urbaine. De près, quand on se rapproche, on distingue chaque histoire unique. Cette photo a tout déclenché pour moi, a tout ouvert.
Campagne automne 2019 de Balenciaga, signée de Jean-Pierre Attal (© 2019 Jean-Pierre Attal/Balenciaga)
Dans la campagne de Balenciaga, des mannequins arborant les silhouettes de la marque ont remplacé les salarymen de La Défense, dans l’environnement naturel du Maroc, de l’île deLanzaroteou de l’espace public de la cité. En quoi ce shooting fut-il différent de celui de Paysages ethnographiques ?
Les deux projets sont assez proches, hormis le fait qu'on présente les vêtements d’une collection, dans un travail de commande. J'ai pu modéliser les personnages, dans les attitudes et les directions que je voulais, avec une totale liberté artistique. L'idée de recréer, en studio, avec les mannequins, les codes urbains et les comportements de street action, déjà observées dans Paysages ethnographiques - le fait de marcher dans la rue, les téléphones, etc. - , était très excitante. C’était un peu inhabituel pour les modèles qui, en général, prennent la posent et reçoivent des directives du photographe. Moi, mes directives, c’était de marcher comme s’ils étaient dans la rue. J’ai beaucoup aimé cette alliance entre le travail interne en studio et son externalisation dans les paysages. Nous ne sommes plus dans l’enquête sociologique, telle que proposée dans Paysages ethnographiques, puisque les personnages choisis sont des mannequins, des égéries. Si je rapproche cette campagne du cinéma, je dirais que c’est une fiction, une allégorie qui livre sa part de rêve et de questionnements, par des biais différents. Nous étions motivés par l’envie de proposer une campagne qui change des autres, une vision rafraichissante, qui colle à la modernité, à la contemporanéité du monde. Vu les réactions positives sur les réseaux sociaux, par exemple, je crois que le but est atteint.
Comment avez-vous vécu cette expérience ?
Je l'ai vécu comme une résidence artistique, un peu comme si un centre d'art me donnait carte blanche pour réaliser un projet, pendant une certaine période. Shootings des paysages à Lanzarote, des modèles en studio, puis nouveau voyage au Maroc, intégration des personnages dans les décors…, le projet a été long à mettre en œuvre. Quatre mois durant, je me suis totalement impliqué, dans cette grande passion, d’autant plus forte que l’équipe de Balenciaga, les mannequins, coiffeurs, maquilleurs, tous ont participé, en live, à la création de la campagne. J’ai ressenti cette expérience comme un moment extraordinaire de mon existence.
Dans les photos de Paysages ethnographiques et celles de la campagne Balenciaga, on voit des gens avec des oreillettes ou qui communiquent avec leur téléphone portable. Pour vous, la technologie rapproche-t-elle l’homme de l’homme ou, au contraire, l’en écarte ?
Je vous le disais, je suis ethnographe, pas philosophe. Dans mon travail, je ne propose ni avis, ni solutions. Néanmoins, sur un plan plus individuel, je constate, lors de mes déplacements dans la ville, que les gens sont de plus en plus dépendants de leurs téléphones. Jusqu’à avoir un accident, en écrivant des textos en marchant. Mais je me garderai bien de l’écueil de la critique, selon laquelle les individus passent leur vie sur leur portable, sans communiquer les uns avec les autres, alors qu’avant ils lisaient le journal et se rencontraient dans le métro. En ville, les gens bénéficient d’un anonymat protecteur, que la plupart d’entre eux apprécie d’ailleurs. Nous ne savons pas ce que font ces personnes derrière leur téléphone, pas plus que derrière leurs journaux. Lisent-elles leurs e-mails ? Echangent-elles avec d’autres ? Travaillent-elles ? Après, rentrent-elles chez elles et font la java ou se retrouvent-elles seules et tristes ? Tout est possible, en fonction des individus. Sauf cas particulier des personnes dépendantes aux jeux vidéos ou accros à Facebook et à Instagram, la technologie est un outil qui ne change pas fondamentalement la personnalité des gens.
Donc, pas de volonté de dénonciation dans ces images ?
Non. Dans mon projet intitulé “Alvéoles”, j’ai photographié des immeubles de bureau vitrés, vus de l’extérieur. De nombreuses personnes ont interprété ces photos comme une dénonciation du monde du travail, chacun dans sa case, son alvéole, comme une abeille. Mais moi, je n’ai rien contre les abeilles, je n’ai rien à reprocher aux gens qui vont au boulot. Des personnes qui travaillent à La Défense m’ont dit que j’avais réussi à les montrer tels qu’ils ne s’étaient jamais vus. Je donne à voir la ville mais je n’ai de leçons à donner à quiconque. Se pose alors la question de savoir si je photographie ses tours pour me prouver que je suis heureux de ne pas être dedans? C’est bien possible.
Le photographe Jean-Pierre Attal, le 25 juin 2019, à Issy-Les-Moulineaux (© Lionel Samain pour Le Boudoir Numérique)
Dans un contexte global où la mode et la technologie ne cessent de sa rapprocher, les grandes maisons font de plus en plus appel à des artistes digitaux, comme Balenciaga, par exemple, avec le Canadien Jon Rafman, qui questionne l’impact de la technologie sur notre société (voir l’article du Boudoir Numérique : “Influences tech chez Balenciaga”). Que pensez-vous de ce phénomène ?
Je trouve ça super. C’est un mouvement assez récent et très stimulant. Pour ma part, Balenciaga est ma première campagne de mode. Je n’avais jamais photographié de modèles. La mode n’était ni dans mes compétences professionnelles, ni dans mes préoccupations personnelles. Mon rapport à la mode se bornait aux magazines qu’on feuillète, à l’occasion, chez le médecin. Et j’avais l’impression que c’était toujours un peu la même chose : un mannequin en studio, sur cyclo blanc, un cadrage tête et pieds légèrement coupés, sinon ça fait ringard, une boîte à lumière, un réflecteur et roule, ma poule, ça fait trente ans qu’on fait ça. Mais ça ne suffit plus de faire de jolies photos, avec des mannequins qui tirent la gueule, dans de belles fringues. Les marques sont en quête de sens, veulent donner à voir autre chose, quelque chose de nouveau qui raconte une histoire, qui se raccroche à d’autres domaines d’exploration, comme la sociologie, par exemple. Sans doute pour se démarquer et pour embarquer les gens dans un film, avec un vrai scénario. Quand on voit que Vetements a défilé au McDo, c’est vraiment une première (la collection homme printemps-été 2020 de la marque fondée par Demna Gvasalia, directeur artistique de Balenciaga, a été présentée, dans l’enseigne de restauration rapide des Champs-Elysées, le 20 juin dernier, NDLR). C’est très intéressant de la part de Balenciaga et de Vetements d’aller défricher de nouveaux territoires. Et ce n’est que le début.
* Ci-dessous, les photos de la campagne automne 2019 de Balenciaga, signée de Jean-Pierre Attal (© 2019 Jean-Pierre Attal/Balenciaga).
* Le site de Jean-Pierre Attal est ici.
* Poursuivez votre lecture sur Balenciaga avec l’article du Boudoir Numérique suivant : “Cardi B, Lady Gaga et Dita Von Teese : même combat 3D”.