"L’intelligence de la donnée au service de l’éco-rentabilité de la mode"
1/4 - Comment l’intelligence artificielle peut-elle être utile à la mode ? La réponse, exemples concrets à l’appui, dans cette première partie de l’interview de Romain Chaumais, executive leader de l’entreprise française Fashion Data, spécialisée dans l’IA appliquée à la mode.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Fashion Data est une start-up française d’intelligence artificielle dédiée à la mode, créée en 2019. Quelle est sa mission ?
Romain Chaumais, executive leader de Fashion Data : Fashion Data a pour ambition d'aider l'industrie de la mode à se transformer vers un nouveau fashion business zéro waste, en utilisant les technologies de la donnée et de l'intelligence artificielle. Le secteur de la mode est la deuxième industrie la plus polluante au monde, responsable de 20% des rejets d’eaux usées et de 10% des émissions de dioxyde de carbone dans le monde. Cela ne peut décemment plus durer : l’industrie du textile doit radicalement réduire son empreinte environnementale. Ce secteur doit, par ailleurs, faire face à un changement important des habitudes de consommation avec des clients aspirant dorénavant à une mode beaucoup plus raisonnable et pérenne. Autant de consommateurs susceptibles de revoir leur appréciation des marques qu'ils achètent et dont le comportement se modifie sans cesse. On assiste également à une évolution dans le parcours d'achat qui se digitalise énormément, ce qui nécessite de revisiter le rôle des magasins, menacés économiquement. Aujourd'hui, ils représentent de moins en moins l'interaction majeure dans l'acte d'achat, ils interviennent plutôt à son début ou à sa fin. Les magasins sont pourtant essentiels à la préservation des emplois. En France, 180.000 personnes travaillent dans des magasins de mode. Il est primordial de maintenir le rôle économique du magasin, mais aussi sociétal car le shopping fait partie de notre culture européenne depuis longtemps. On imagine mal une mode qui ne vivrait que dans le digital. Enfin, le marché du textile et de l’habillement ayant perdu ces dernières années 15% de sa valeur, notre mission est d’accompagner une industrie en décroissance qui, simultanément, doit s’investir dans le respect de l’environnement. On parle souvent d'éco-responsabilité. Mais ça ne suffit pas. Les entreprises de mode doivent demeurer rentables, si on veut qu’elles continuent à innover et à se réinventer. C’est pourquoi je préfère parler d’éco-rentabilité. Et pas seulement pour la mode. Toutes les industries au monde, l’automobile, l’aérien, le tourisme par exemple, vont devoir suivre ce chemin très rapidement pour faire mieux avec moins. C’est le sens de l’histoire.
Comment aidez-vous les entreprises à atteindre l’éco-rentabilité ?
En mettant la data et l’intelligence artificielle au service de trois processus d'organisation de l'entreprise. D’abord, tout ce qui concerne le client. Mieux on connaît le client, mieux on l’accompagne, plus on le fidélise et on l'engage avec la marque. En deuxième lieu, le produit ou comment, en détectant mieux les tendances, on peut produire une collection qui colle aux attentes du consommateur et ajuster les quantités pour ne fabriquer que ce qu'une enseigne est en mesure de vendre. Sachant que le premier pas vers une mode écologique est de ne pas fabriquer des produits qui seraient les invendus de demain. En évitant la sur-fabrication de produits inutiles, on pose un geste maximal, en termes d'empreinte environnementale. L'optimisation de la logistique et le magasin sont rassemblés dans le dernier point sur lequel nous travaillons car l'une ne va pas sans l'autre. Beaucoup d'enseignes de prêt-à-porter souffrent d’un manque d'intelligence dans l'allocation des produits, dans les bons magasins, au bon moment. La performance d’un magasin est bien sûr liée à sa culture d’animation par les vendeurs mais aussi l’efficacité de sa chaîne d’approvisionnement.
Votre premier levier d’action est le client. Pourquoi est-il important de le connaître le mieux possible ?
Chacun d’entre nous est animé par un fort désir d'être reconnu pour qui nous sommes, pour ce que nous aimons et pour toutes les interactions que nous avons déjà eues avec la marque. Venir cinquante fois dans une même boutique et toujours être vu comme un inconnu est vexant. Au contraire, rien de plus agréable que de rentrer dans un magasin, où vous avez vos habitudes et d’être salué par un vendeur qui va vous recommander ce nouveau pantalon qui irait si bien avec le chemisier que vous avez acheté, lors de votre précédente visite et vous proposer, dès le premier coup, dans la cabine d'essayage, la bonne taille, parce que, tout simplement, il vous connaît. Ce travail de service et de relation commerciale que les bons vendeurs et les bonnes vendeuses réalisent en magasin est très flatteur et nous l’attendons des autres dans notre parcours d’achat. Dans le monde digital, via un site internet, via l'e-mail ou le SMS que vous allez recevoir, le courrier papier dans votre boîte aux lettres, vous avez cette même aspiration à être reconnu pour qui vous êtes. Rien de plus vexant que de voir dans la newsletter d’une marque un T-shirt avec 25% de réduction, alors que vous l'avez acheté plein pot ou de se voir suggérer des articles dans des tailles qui ne sont pas les vôtres. Donc, cette expérience client, hyper naturelle dans le monde réel mais qui, dans le monde digital, est pilotée par une machine, doit être reproduite.
Grâce à l’intelligence artificielle ?
Tout à fait. Nos algorithmes ont vocation à offrir le même confort du client qui est reconnu, chouchouté, aussi bien conseillé, dans l’univers digital que dans la vraie vie. Et comme on ne peut pas mettre un vendeur derrière chaque internaute sur un site web, on met des algorithmes et de l'intelligence artificielle qui vont le faire à sa place, à très grande échelle. Cette IA et ces logiciels vont mimer cette subtilité dans le service et la juste recommandation, qui plus est, simultanément, sur tous les canaux d'interactions que vous avez avec la marque, sur le site web, dans votre e-mail, dans le magasin, avec la carte de fidélité, en tenant compte de tout ce que vous avez pu faire au préalable, en termes de navigation, d'achat, etc. Finalement, mieux connaitre le client permet de mieux le servir, dans un univers digital beaucoup plus froid, beaucoup plus brutal que le monde réel, grâce à tous ces algorithmes reproduisant la qualité du service qu'on connait dans les magasins, quand on interagit avec de bons vendeurs et de bonnes vendeuses.
Mieux connaître le client par l’intelligence artificielle peut-il être également utile aux responsables de collection de mode, par exemple ?
Si un responsable de collection ou un styliste peut voir tout ce qui est vendu, tout ce qui est essayé en cabine mais jamais acheté, que ce pantalon n’est jamais porté avec ce pull, alors qu’il croyait que ce serait le cas, que telle coupe va bien à certaines personnes mais pas à d’autres, que cet article sur-performe par rapport à un type de clientèle et pas du tout par rapport à un autre, bref s’il a une meilleure compréhension du client et de la manière dont ses goûts évoluent, il peut s’adapter avec des ajustements de produits, des taillants revisités, des collections capsules, pour mieux répondre aux attentes du consommateur. Si vous êtes le client fidèle d’une boutique qui vous sert toujours la même salade, sans se remettre en question, à un moment, vous vous lassez. Et comme la mode doit perpétuellement se réinventer, la connaissance du client permet de comprendre, au-delà des quantités vendues, pourquoi, comment et par qui elles ont été achetées. Les études de panels, représentatifs des consommateurs, ont toujours existé en magasin, évidemment. Mais ce n’est qu’un échantillon. Avec le big data, on ne va pas traiter un échantillon, on va prendre toutes les ventes de tous les clients, toutes les infos qu’on possède sur eux, pour les croiser avec d’autres données externes, de l’open data en accès libre à tous par exemple, comme les infos météorologiques ou les profils sociodémographiques et ainsi pouvoir observer dans le détail, dans le relief, tous les phénomènes qu'une personne seule n'est pas capable d'analyser par elle-même.
L’intelligence artificielle a-t-elle un rôle à jouer dans la connaissance du client omnicanal ?
Le cycle de vie omnicanal est un enjeu majeur pour tous les retailers traditionnels. Si on observe les pure players du web, les Digitally Native Vertical Brands (DNVB) qui ne vendent que sur internet, leur métier est finalement assez simple. Grosso modo, vous disposez d’un entrepôt et d’un site internet, éventuellement couplé à une application mobile, qui est votre canal de vente. Les gens achètent sur votre site et vous livrez depuis votre entrepôt. Si la personne n’est pas satisfaite du produit, elle vous le renvoie là-bas. Avec les clients omnicanal qui achètent sur votre site internet et en magasin, tout devient beaucoup plus compliqué, puisque vous devez simultanément offrir les mêmes produits sur le web et en boutiques, aux mêmes prix. Quand vous avez placé les articles dans votre magasin, ils ne sont plus stockés dans votre entrepôt et quand vous faites une vente sur internet, si vous n'avez plus de produits dans votre entrepôt, vous devez faire un envoi en ship-from-store, depuis votre magasin. Vous avez beaucoup plus de contraintes, parce que les parcours client sont très différents. Le consommateur peut débuter l’achat sur le web, puis aller en magasin pour revenir finir l’acquisition sur internet. Ou recevoir un e-mail, aller voir sur le web et acheter dans une boutique. Acheter sur le web et ensuite retourner en magasin. Acheter en magasin et finalement, changer d'avis et ramener le produit dans une autre boutique. L’intelligence artificielle permet d’accompagner le consommateur dans son parcours d’achat omnicanal et de stimuler l’utilisation de tous les canaux de vente. Piloter l'omnicanalité, le cycle de vie omnicanal a pour but de pousser le client a acheter simultanément sur votre site internet et dans votre magasin, quand un consommateur n'achète que sur le web, de l'inviter à faire de même en boutique et quand il n’achète plus en magasin, de faire en sorte qu’il opte pour le web. Favoriser le parcours d’achat omnicanal est un acte de fidélisation fondamental car quand un client sait que le produit est disponible sur le web et en magasin, il a le réflexe où qu’il soit, au travail, dans son canapé avec une tablette ou en mobilité sur son téléphone, de venir vous voir soit sur le digital, soit en physique, avec la conviction qu’il aura des réponses à ses désirs. On dit du client omnicanal qu’il a une valeur de 30% supérieure à celle des autres clients.
* Continuez votre lecture sur l’intelligence artificielle appliquée à la mode, avec cette deuxième partie de l’interview de Romain Chaumais sur Le Boudoir Numérique : “Le big data permet le pilotage intelligent de la chaîne d’approvisionnement du magasin de mode”.
* Le site internet de Fashion Data est ici.
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