Expérimentation, upcycling, éco-responsabilité, inclusion… les jeunes pousses fraichement diplômées des grandes écoles d’art sont en première ligne de la métamorphose de la mode. La preuve en images et interviews dans ce shooting du photographe Lionel Samain sublimant les créations des stylistes de La Cambre (Modes) de Bruxelles, Lili Schreiber, recompensée du prix Most Promising Graduate of the year aux Belgian Fashion Awards 2021 en novembre dernier, Adam Halleux, Andrea Chaanine ou encore Hortense Tillet.
Par Ludmilla Intravaia
“L’upcycling est devenu un moteur créatif à part entière”
Trois questions à la styliste Jennifer Defays
Le Boudoir Numérique : Vous signez le stylisme de l’édito de mode du photographe Lionel Samain consacré aux étudiants sortants de La Cambre-Mode[s] en 2021. Que retenez-vous de cette expérience?
Jennifer Defays, styliste : J’ai été positivement étonnée par la qualité de la façon des pièces présentées dans les collections de fin d’année des étudiants de La Cambre-Mode[s] (mis à part Florent Seligmann, en 4e année au moment du shooting, les autres étudiants font dorénavant partie des diplômés du département stylisme et création de mode de l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, NDLR). On peut carrément parler de maturité, du point de vue de la maitrise de la coupe et des finitions.
Appréciez-vous de travailler avec des collections d’étudiants ?
C’est toujours stimulant de sélectionner des pièces d’étudiants car elles sont souvent très fortes, car pas bridées par des impératifs de vente, d’autant plus que la 5e année est la dernière occasion de se faire remarquer, avant d’entamer sa vie professionnelle. Mais même les silhouettes les plus expérimentales m’ont semblé portables. La plupart étaient prêtes à disposer sur un cintre pour être vendues en magasin. J’ai donc apprécié cette opportunité de mettre en avant ce travail des étudiants, ce que les magazines font rarement car les pièces ne sont pas disponibles à la vente et que les annonceurs, les marques connues, passent en priorité dans les shootings.
Avez-vous observé une tendance commune aux différentes pièces choisies par vos soins ?
J’ai remarqué que les étudiants ont pensé certaines de leurs créations en termes de réutilisation d’autres vêtements et de leurs matières, afin d’imaginer des pièces inédites à partir de choses qui existent déjà. C’est formidable de constater que la logique du recyclage et de la récupération, fondamentale pour une mode plus durable, est dorénavant intégrée dans l’esprit des designers, dans un contexte où l’upcycling est devenu un moteur créatif à part entière. L’upcycling n’est pas récent, ça existe depuis Margiela qui utilisait des napperons, des ballons de baseball, des vestes militaires et des ballots entiers de vêtements déstockés pour ses collections. Mais ce qui a changé, c’est que l’on est plus du tout, surtout chez les jeunes générations, dans cette idée préconçue des matières poussiéreuses et de vieux trucs récupérés par des hippies et autres adeptes du new age. Quand on suit le travail de quelqu’un comme Marine Serre, force est de constater que sa conception de l’upcycling est très brillante, pointue, clean et sophistiquée. J’ai hâte de voir comment cette nouvelle manière d’envisager la créativité par l’upcycling va se développer à l’avenir. On aura de très belles surprises, je pense.
“Je serais heureux de participer au renouveau du système de la mode”
3 questions au styliste Adam Halleux
Le boudoir Numérique : Quelles sont les sources d’inspiration de votre collection de fin d’année, intitulée Tout n'est jamais assez ?
Adam Halleux, styliste sortant de La Cambre-Mode[s] : Le moteur de ma collection est l’image de ma grand-mère, une femme qui a vécu une existence extraordinaire, dont l’histoire se reflète notamment dans ses goûts pour le design d’intérieur. Elle s’est créé un véritable univers d’antiquaire dans son appartement et en particulier dans son salon, un lieu unique, où s’accumulent les objets les plus fous. De cet univers, j’ai dégagé plusieurs thèmes spécifiques, déployés dans diverses pièces de ma collection.
Comment vos thèmes transparaissent-ils dans les pièces de votre collection ?
L’idée du design d’intérieur très riche s’illustre dans mon T-shirt brodé de longues franges de perles faisant référence au rideau de porte que l’on peut retrouver dans un salon comme celui de ma grand-mère. A la base, c’est un collier en provenance de stocks d’usine qui me ramène au concept de l’objet d’antiquité, à l’instar de ma veste sans manches brodée d’oiseaux dorés, fabriquée dans un étrange tissu ancien, trouvé tel quel dans une brocante et revisité sur ce thème de l’objet chiné. L’accumulation de pièces de décoration éparses a donné naissance au thème de la multiplication, de l’empilement des éléments vestimentaires de ma jupe, en fait une triple jupe, composée de deux jupes accrochées sur les côtés de la jupe centrale, celle qui est portée. Cette volonté de superposition générale, avec de grandes ampleurs de couches de tissus et de volants, dans la masse du vêtement en lui-même renvoie à mon envie d’être généreux dans ce que je donne à montrer, généreux dans mon travail, en somme.
Vous avez recours aux fins de stock, vous chinez en brocante… Est-ce par goût ou pour favoriser une mode plus durable ?
J'ai été éduqué avec les notions de seconde main et de la réutilisation des choses. J’y ai d'abord fait appel pour des raisons économiques mais la dimension écologique s'est ajoutée très vite, parce qu’elle fait totalement sens. La mode est une industrie terrible pour la planète et pour un designer, ignorer les conséquences de sa production serait d'une hypocrisie folle. Si je pouvais participer, en tant que jeune créateur, à un renouveau du système, j'en serais très heureux. J’avoue que je suis un peu pessimiste pour l’avenir, quand on regarde par exemple les résultats affligeants de la Cop 26. Mais je n’ai pas envie de me résigner à tout voir détruit. Faisons plutôt de notre mieux pour ralentir la catastrophe. Pour ma part, je me tiens prêt aux gros changements auxquels il nous faudra faire face et à agir en conséquence.
“J’ai imaginé ma collection comme un kit de survie après explosion”
3 questions à la styliste Andrea Chaanine
Le Boudoir Numérique : Votre collection s’intitule Survival Kit. Pourquoi lui avoir donné ce nom ?
Andrea Chaanine, styliste sortante de La Cambre-Mode[s] : Parce que je l’ai imaginée comme un kit de survie après explosion. Je l’ai créée juste après avoir passé l’été au Liban, où j’ai vécu les explosions (dans la zone portuaire de Beyrouth, détruite le 4 août 2020, NDLR). En rentrant en Belgique, j’ai commencé à travailler sur cette collection que j’ai voulue comme un bagage de mon ressenti, suite à cet événement. Les vêtements sont construits comme des éléments de protection, à l’instar de ma jupe en velours thermocollé sur du néoprène pour obtenir un tissu très rigide faisant office de coque, d’écrin, abritant le corps. D'autres pièces sont découpées ou fragmentées, d’une manière très graphique pour représenter les sentiments ressentis quand on quitte son pays ou quand on lui est arraché.
On retrouve aussi des bijoux sur certaines pièces de votre collection…
J’ai voulu rendre hommage à une époque heureuse au Liban que je n’ai pas connue, avant la guerre civile (de 1975 à 1990, NDLR), en faisant un clin d’œil à mon héritage, quelque chose qui relève de la blessure mais est également porteur de beauté, une richesse qui devient ornement dans ma collection. J’ai trouvé de vieux bijoux excentriques dans un magasin dédié au spectacle qui liquidait son stock en Belgique. J’ai récupéré les bijoux cassées dont ma famille et mes amis ne voulaient plus et je les ai brodés sur des T-shirts pour symboliser, de manière plus légère, la transformation des blessures en quelque chose de plus beau, pour mieux les surmonter.
En tant que jeune créatrice, avez-vous l'impression que pèse sur vous la responsabilité d’une future mode plus éco-responsable?
Je ressens cette responsabilité de changer les choses pour le meilleur. La durabilité de la mode me tient beaucoup à coeur. Si je ne peux malheureusement pas mettre l'étiquette éco-responsable sur ma collection Survival Kit, j'ai fait ce que j'ai pu pour être raisonnable et, en cet instant de mon parcours, je ne souhaite pas appartenir à un système absurde qui promeut une production surdimensionnée et habitue les gens à consommer encore plus, au détriment de l’environnement. C’est pourquoi j’ai décidé de prendre du recul, afin de choisir un positionnement qui marche pour moi, d'un point de vue éco-responsable. Cette volonté de bousculer les codes et de chambouler les normes, plus qu'une envie ou une révolte, c'est un besoin, une nécessité. Le futur de la mode, comme le futur de toutes les industries, en dépend. Et c'est seulement si l'effort est général que ça portera ses fruits.
“La personnalité du mannequin est devenue importante pour les clients”
3 questions au mannequin Anaïs Moons
Le Boudoir Numérique : Vous posez pour le shooting de mode du photographe Lionel Samain. Qu’est-ce qui vous plait dans le mannequinat ?
Anaïs Moons, mannequin : J'adore ce métier pour l'expérience qu’il m’est donnée de vivre à chaque shooting, pour les gens que je rencontre qui sont chaque fois différents, tout comme les lieux et l’ambiance de travail.
Votre métier a-t-il changé ces dernières années ?
Les réseaux sociaux font évoluer les choses très vite. Par exemple, j’ai l’impression que la personnalité du mannequin est devenue importante pour les clients qui engagent de plus en plus en fonction de ça. Sur des castings ou lors des bookings, ils vont souvent vérifier le compte Instagram des mannequins, pour regarder comment elles sont dans la vraie vie, si elles postent des vidéos où elles bougent bien, si elles ont l’air souriantes, sympas et dynamiques, pour voir ce qu'elles partagent, si elles ont beaucoup d’abonnés, etc. Je sais que si on me met en option pour un job, dans 90% des cas, le client va regarder mon compte Instagram qui, d’ailleurs, est référencé sur nos books. Pour ma part, mon compte Insta est purement professionnel, je n’y poste que des photos de moi et n’y exprime aucune opinion politique. J'ai toujours fait la différence entre le mannequinat et ma vie privée, depuis le début de ma carrière. Mais c’est un choix personnel que d’autres ne font pas car la tendance à mélanger ces deux sphères se développe de plus en plus.
Observez-vous plus d’inclusivité et d’acceptation corporelle sur les shootings ?
Tout à fait, c’est vraiment un changement profond que je constate depuis un certain temps. Dans la majorité des shootings auxquels je participe, en webshop, en commercial, il y a d’office un mannequin curvy, une fille de taille 42 ou 44. Sur les shootings d’envergure, avec plusieurs filles, on engage maintenant des mannequins de toutes morphologies et de toutes origines. Sur les podiums aussi. C’est cool, parce que les consommatrices ont envie de se sentir représentées de manière diversifiée. Des mannequins blondes ou brunes, ce n'est plus suffisant. On voit également des visages qui n'ont pas des traits symétriques ou des peaux avec des tâches de pigmentation. D’une manière générale, j’ai l’impression que le référent beauté n'est plus le même et qu’on essaie de montrer tous les types de beauté. En shooting ou en défilé, les choses avancent dans le bon sens, c’est positif.