"Le maquillage Instagram, c’est du drag pour tout le monde"
C’est quoi, être makeup artist en 2020, à l’heure des réseaux sociaux ? Le Boudoir Numérique s’est installé dans le studio de Chad Monroe, alias The French Beauty Boy, pour discuter filtres faciaux, influenceurs virtuels, identité de genre, Kim K., Rihanna et autres Matières Fécales, tandis que le maquilleur-influenceur réalisait, en live, le tutoriel vidéo d’un makeup original pour nos lecteurs. Reportage en images, poudres, fards et strass.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Sur Instagram, vous répondez au nom de The French Beauty Boy. Qui est ce personnage, votre double sublimé par le makeup ?
Chad Monroe, makeup artist : Diplômé du Conservatoire de maquillage de Paris, j’exerce mon métier depuis quatre ans, principalement en faisant des éditoriaux pour les magazines. Depuis quelques années, le maquillage est devenu tendance et de plus en plus de garçons s’y mettent. Moi aussi, j’ai eu envie de m’exprimer de cette manière plus colorée, plus folle que celle pratiquée dans les éditos de mode, quand on maquille des mannequins. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à me maquiller moi-même, pour ensuite créer The French Beauty Boy. Ce personnage, c’est moi qui défend une conviction : le maquillage n’a pas de genre, c’est pour tout le monde.
Que voulez-vous dire par là ?
En France et dans certains pays, l’idée qu’on se fait du maquillage est encore très stéréotypée. Pour certains, le fait de se maquiller est réservé aux femmes, pour des occasions spéciales, pour sortir par exemple ou pour séduire quelqu’un. Et le maquillage masculin, lui, est souvent considéré comme tabou. Pourtant, les choses évoluent, notamment aux Etats-Unis, en Angleterre et de manière croissante en France, où on se maquille dorénavant pour le plaisir, parce qu’on en a envie, sans discrimination de sexe, parce que le maquillage transgresse désormais les barrières des genres.
Transformer votre apparence en celle du French Beauty Boy, en vous glissant dans la peau d’une créature métamorphosée par le maquillage, est-ce une manière de militer pour vous ?
Tout d’abord, je ne suis pas une créature. Je suis un homme qui se maquille, qui aime le makeup et utilise cette forme d’art pour s’exprimer artistiquement. Je ne suis pas moins masculin, parce que je me maquille, ni plus féminin. Notre société aime mettre des étiquettes sur tout, sur les objets comme sur les gens. Le bleu et le camion de pompiers pour les garçons, le rose et le poupon pour les filles. Et si un homme choisit de se maquiller, il faudrait également qu’il porte des perruques et des robes. Mais la réalité est beaucoup plus fluide. Par exemple, je me maquille mais je porte aussi la barbe. Au départ, les gens étaient surpris que je ne me rase pas mais maintenant, c’est mieux compris. Ma génération et la suivante ont bien intégré cette notion d’acceptation de la différence, revendiquée d’une manière naturelle, en étant soi-même, en toute liberté. Plus qu’un acte délibéré, le militantisme résulte plutôt de ma simple présence, maquillé, sur les réseaux sociaux ou quand j’assiste à un événement.
Le métier de makeup artist a-t-il profondément changé, sous l’influence du digital, notamment des réseaux sociaux ?
Non, le métier de makeup artist traditionnel, ceux qui font des éditos pour les magazines par exemple, n’a pas vraiment changé. Ils continuent à collaborer avec des mannequins, des photographes, des retoucheurs et toute une équipe de personnes avec lesquelles il est nécessaire de sympathiser pour continuer à travailler. Mis à part le fait que poster leur travail sur les réseaux sociaux leur permet peut-être de mieux se faire connaître professionnellement, ils demeurent dépendants de leur carnet d’adresses et du bouche à oreille pour se faire booker, ce qui est difficile. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu devenir influenceur, pour m’éloigner de cette manière de fonctionner. En tant que maquilleur-influenceur, je fais tout moi-même, de A à Z et je ne dépends plus de personne.
Vous travaillez à la maison ?
Tout à fait. Outre mon espace de maquillage, j’y ai installé mon propre studio photo et vidéo comportant appareils de prise de vue, éclairages, fonds photo, micros, logiciels de montage et de retouche, bref tout le matériel nécessaire à mon activité, en toute polyvalence. Outre mon site internet traditionnel, je dispose de deux comptes Instagram, l’un de maquilleur professionnel, l’autre d’influenceur et, depuis six mois, de ma chaîne YouTube, où je poste mes vidéos de tutoriels et de tests de maquillage. Etant donnée la surenchère visuelle sur les réseaux sociaux, on ne peut plus se contenter de photos faites à l’arrache à l’iPhone, par exemple. Il est indispensable de posséder du matériel professionnel, d’étudier la photo et la vidéo, afin de produire des images clean qui obtiendront les likes nécessaires. Maquilleur, photographe, vidéaste, monteur, retoucheur, communicant…, je cumule toutes les casquettes.
Face à la concurrence sur Instagram de looks extravagants comme ceux des drag queens, dont certaines sont souvent d’excellentes makeup artists, comment pouvez-vous espérer sortir du lot ?
Justement, Insta et drag sont liés. Le maquillage Instagram, c’est du maquillage de drag queen pour tout le monde. Pas seulement pour les garçons gay qui se transforment en femme mais aussi pour les filles, surtout les américaines et les anglaises pour qui il est devenu habituel de se maquiller over the top. Quand on les observe sur Insta, on se rend compte à quel point leur maquillage s’apparente à du makeup drag. Avec un programme comme Rupaul’s Drag Race qui cartonne pour le moment et des drag queens comme Miss Fame, Violet Chachki ou Kim Chi (voir ci-dessous) dont la popularité explose, les looks les plus incroyables se multiplient et c’est très bien comme ça. On ne peut plus se contenter de ce qui a été vu dans le passé. On a besoin d’une telle extravagance. Pour ma part, je m’en réjouis, sans m’inquiéter d’une éventuelle concurrence. J’ai la chance de faire ce qui me plait, en m’y investissant à fond et je ne me pose pas de questions.
Il y a donc une différence importante entre un maquillage édito et un maquillage Instagram ?
En effet, le maquillage édito sublime la beauté préexistante du mannequin, afin de la mettre en situation. Le makeup artist d’édito doit savoir maquiller une multitude de visages différents, à l’aide de diverses techniques, tandis que le maquilleur-influenceur se met en avant, en se maquillant lui-même. L’enjeu d’Instagram, c’est de sortir des maquillages too much, toujours plus colorés, toujours plus extraordinaires. Influencé par le makeup drag, il tend à effacer les traits, plutôt qu’à les mettre en valeur. Sur Instagram, on regarde plus le maquillage que la personne. De plus, quand je me maquille, par exemple pour le tutoriel vidéo réalisé dans le cadre de cette interview au Boudoir Numérique (voir cette vidéo sur le compte Instagram The French Beauty Boy, photos plus bas dans cet article), ça me prend au moins 5 heures. Impossible de prendre autant de temps sur une shooting de mode, où le maquillage du mannequin ne doit pas dépasser 45 minutes. Ainsi, si le makeup artist traditionnel et le maquilleur-influenceur sont certes animés par une passion commune du maquillage, ils ne font pas le même métier. Pour ma part, je fais partie des deux mondes, mon background de maquilleur édito, de même que mon expérience sur Instagram et les réseaux sociaux faisant la richesse de ce que je peux partager aujourd’hui avec mes abonnés.
Que pensez-vous de la technologie des filtres faciaux ?
Qui poste encore sur Instagram une photo non retouchée et non filtrée ? Photoshop, Facetune, Snow, filtre floutants, lumineux ou en 3D, modification en direct des traits du visage ou de la ligne de la mâchoire, en photo et en vidéo, font partie de cette quête de perfection illusoire encouragée par Instagram. On le fait machinalement, parce que les autres le font, pour se montrer sous son meilleur angle, même si j’essaie quand même de rester un peu naturel, dans l’expression de ma personnalité, pour ne pas perdre ce sentiment de proximité avec mes abonnés. C’est assez rare, comme attitude sur Instagram, où toutes images se ressemblent, où on a l’impression qu’elles ont toutes été prises avec le même appareil photo, retouchées de la même manière uniforme mais je pense que ça plait à mes abonnés, qu’ils trouvent ça rafraichissant. C’est le gros défaut des influenceurs stars ou des influenceurs virtuels. Trop parfaits et à la solde des marques, ils perdent à la longue ce lien d’attachement émotionnel avec ceux qui les suivent. Pour le moment, les gens sont fascinés par la nouveauté des influenceurs virtuels mais, d’après moi, leur succès ne sera pas rentable sur la durée. Il ne résistera pas à ce manque de connexion avec le public.
Des influenceuses star comme Kim Kardashian sont pourtant très suivies sur les réseaux sociaux…
Kim Kardashian ou Kylie Jenner sont des business women qui profitent de l’engouement actuel pour le maquillage, en créant leur propre ligne de produits. Elles ont un nom et vendront tout ce qu’elles peuvent dessus. Ce ne sont pas des maquilleuses, à l’instar de toutes ces stars qui, elles aussi, veulent leur part du gâteau. Rihanna a été la première à avoir sa gamme de maquillage, ensuite Lady Gaga et Kesha, bientôt Selena Gomez. Mais le consommateur commence à se lasser de cette frénésie d’achat entretenue par les marques. Il ne se passe pas une semaine sans qu’une palette de maquillage ne sorte et la tendance est à les collectionner toutes. Je connais des abonnés qui ne se maquillent pas mais qui achètent toutes les nouveautés. Moi même, je possède quelque 400 palettes que j’utilise à peine. C’est le plaisir de l’acquisition, d’essayer de nouvelles matières, couleurs et formules, dans lequel on s’est laissé embarquer. Mais franchement, on ne sait plus où donner de la tête, nos placards sont pleins et nos portefeuilles vides. On n’a plus qu’une envie : se mettre en mode “no buy” pour six mois.
Si vous deviez conseiller quelques comptes Instagram que vous appréciez particulièrement ?
Je suis avec grande passion des artistes comme le duo de Fecal Matter (@matieresfecales, voir ci-dessus) ou Salvia (@salvjiia) qui sont de véritables œuvres d’art vivantes, mélangeant makeup, stylisme, prothèses et transformations dérangeantes. J’adore la façon dont ils arrivent à casser les codes de la beauté standard avec leurs personnages tombés d’une autre planète, où le moche est tellement moche qu’il en devient esthétique. Ces comptes, complètement perchés, poussent à la réflexion et à l’ouverture d’esprit, dans l’espace d’Instagram de plus en plus aseptisé et conformiste, où tout le monde fait la même chose et où tout a déjà été vu. J’affectionne également le travail de MUA proches de la scène drag comme Ryan Burke (@ryburk) et, en France, Dolly Page (@dolly__page, voir ci-dessous) et La grande dame (@lagrande_dame) qui rompent, de manière réjouissante, avec l’ennui ambiant.
* Le site internet de Chad Monroe est ici. Le compte Instagram The French Beauty Boy est là. Sa chaine Youtube est là.
* The French Beauty Boy est habillé par Romain Thévenin Paris :
- Veste de costume “Metallic Smoking”, couverte de strass en verre ou cristal Swarovski, apprêts métalliques, perles semi précieuses d'hématite, étoile en rhodoïd, perles en verre et chaine 3D réalisée à la main ;
- Panneau en lainage “Ice Klone” avec col roulé composé de broderies de cabochons de verre, flocons en acrylique, étoiles en rhodoïd, cristaux et perles à facettes en verre et cristal autrichien.
Le site internet de cette marque française est ici. Compte Instagram là. Romain Thévenin vient de lancer une campagne Ulule de soutien à son entreprise de mode, victime des conséquences financières de la crise du Covid-19. La campagne est ici.
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