Julien Fournié : "La technologie dans la mode va être dématérialisée"
2/2 – Suite et fin de l’entretien du Boudoir Numérique avec Julien Fournié. L’ambassadeur du Fashion Lab de Dassault Systèmes livre sa vision de l’utilisation des outils technologiques dans la mode et dans son art, la haute couture.
Par Ludmilla Intravaia
Dans cet article :
La conception en 3D des accessoires de la collection PE21
Avantages de la modélisation 3D
Le Fashion Lab de Dassault Systèmes
Le futur de la tech dans la mode
Le Boudoir Numérique : Dans la première partie de notre entretien, vous avez évoqué la manière dont vous dessiniez les robes de vos collections sur votre Ipad Pro. Mais quand est-il de vos accessoires que l’on retrouve dans votre nouvelle boutique en ligne, lancée en décembre dernier ? Comment sont-ils conçus ?
Julien Fournié, couturier : Les accessoires ont été conçus en 3D avec Catia pour les chaussures et les sacs, par exemple et SolidWorks (deux logiciels de conception assistée par ordinateur de l’éditeur de logiciels français Dassault Systèmes, NDLR), pour certains petits composants comme les fermoirs et les chaînes. Dès qu’on est dans l’accessoire, le dur, la modélisation 3D fonctionne très bien. On peut aller très loin dans le détail, dans les textures, les couleurs, dans les déformations, on peut tourner autour de l’objet, sous tous les angles, pour le tester en temps réel.
Quels sont les avantages de l’utilisation de logiciels de modélisation 3D en terme d’éco-responsabilité ?
L’avantage est qu’on ne doit pas refaire 10 fois un prototype pour arriver à l’objet final. On perd moins de temps, moins de matières, moins d’argent. Imaginons un fermoir de sac. Avant, je l’aurais dessiné, puis j’aurais envoyé le dessin au fabricant. Ce seraient ensuivis, entre nous, des aller-retour de prototypes, jusqu’à ce que la pièce soit jugée satisfaisante. Autant d’envois répétés, responsables d’émissions de dioxyde de carbone. Aujourd’hui, en travaillant avec un logiciel comme SolidWorks, j’envoie le modèle numérique au fabricant qui en réalise un prototype par impression 3D par exemple. Il peut me le montrer par WhatsApp (application de messagerie instantanée appartenant à Facebook, NDLR), afin que je puisse juger s’il correspond à ce que je souhaite. Reste à se décider sur les finitions, or, canon de fusil, etc. et je peux lancer tout de suite la production. Faire appel à ce genre de logiciels réinvente toute la supply chain.
Et en terme de créativité ?
Toutes les folies sont possibles avec ces logiciels : on peut tout essayer, tout tenter, tout rater, être vraiment dans l'accidentalité. La modélisation 3D ne remplace pas le savoir-faire de la main mais l'accompagne pour le faire évoluer. Elle donne la chance au créatif de l’être encore plus, parce qu'il peut se permettre plus de folie sans dépenser trop d'argent, pour ensuite pouvoir faire un vrai choix stylistique dans ses créations et déterminer ce qu’il veut réellement produire comme prototype. Avant, quand on voulait concevoir un bouton en métal, on faisait un dessin et on se disait : c’est le bon. Maintenant, je peux en dessiner plein, les scruter chacun, à la loupe, en 3D pour voir celui qui va convenir le mieux. Et avec ma tablette, si j’avais dessiné une robe en bleu et que cette couleur ne me plaît plus, je peux opter pour le rose pour savoir si ça fonctionne. Avant, il aurait fallu redessiner toute la silhouette et la repeindre entièrement. Aujourd’hui, le changement se fait d’un simple coup d'Apple Pencil (le stylet de l’iPad, NDLR). L’Apple Pencil est ma baguette magique.
Pourquoi n’utilisez-vous pas la modélisation 3D pour vos robes ?
Mon rêve serait de pouvoir dessiner des robes en 3D mais on n'est pas encore prêts. Les accessoires, chaussures, sacs, ceintures, en cuir par exemple, les bijoux, pas de problème. Mais on n’arrive pas encore à designer le flou en 3D, les mousselines, les jerseys, toutes les matières souples des robes, c’est trop compliqué, les algorithmes sont trop lourds.
On assiste pourtant à l’émergence d’une mode virtuelle, depuis la crise sanitaire, notamment avec des avatars qui portent des vêtements digitaux dans les présentations online des marques…
C’est de la poudre aux yeux. Les avatars 3D arborant des vêtements virtuels, c’est du dessin animé, de faux avatars 3D. Il ne faut pas se tromper. Cela n’a rien à voir avec la réalité de la modélisation 3D. Dassault Systèmes est en train de développer des algorithmes assez puissants pour des logiciels de modélisation du flou. Mais on ne les a pas encore, on est en train de les fabriquer. Dassault Systèmes est pionnier dans ces recherches.
Depuis 2014, vous êtes le partenaire du Fashion Lab de Dassault Systèmes, un incubateur technologique dédié aux créateurs de mode pour les accompagner dans la transformation numérique. Quel est votre rôle au sein du Fashion Lab ?
Au début, ma maison de couture testait les logiciels de création et les outils de Dassault Systèmes. Maintenant, on utilise vraiment certains de ces produits au quotidien. Bernard Charlès (le directeur général de Dassault Systèmes, NDLR) est un visionnaire qui veut remettre le créatif au centre du débat. Il attend de moi que je livre ma vision de l’écosystème de la mode sur les 15 prochaines années et que je réfléchisse à la manière d’utiliser les nouvelles technologies dans la mode de demain.
Quelle est votre vision ?
Elle s’articule autour des points suivants : consommer moins, se re-raconter au travers de vraies pièces iconiques qui nous caractérisent, être locavore, fabriquer près de chez soi, retravailler une industrie française, redorer les métiers de la main, redonner aux Français la chance d'être curieux de leurs métiers d'art et de se réapproprier leur patrimoine national.
Et d’un point de vue technologique ?
La technologie dans la mode va être dématérialisée, de moins en moins visible. Il faut arrêter de penser que des plateformes de communication qui clignotent dans tous les sens comme Instagram, Facebook ou TikTok sont au coeur de la technologie. C'est faux, c'est juste comme des télés, en fait. Il y a eu tout un phénomène, dans les années 90, 2000, où on ne voyait que la technologie. Mais elle doit disparaître pour redevenir un soutien à l’humain, un outil qui l’aide à revenir à l’avant-plan. C’est ça, la renaissance technologique : l'humain avant la technologie. Et l’avenir, c’est la biosynthèse, le bioengineering et toutes les ramifications tech que cela aura pour l’humanité.
* Retrouvez la première partie de l’interview de Julien Fournié : “Grâce à l’iPad Pro, mes clientes découvrent l’accidentalité de mon trait”.
* Plus d’infos sur le site internet de la maison Julien Fournié.
* La semaine de la mode parisienne haute couture printemps – été 2021 s’est déroulée du 25 au 28 janvier 2021. Sa plateforme online est accessible ici.
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