Le boudoir numérique

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"Pratiquer l’innovation frugale pour une mode durable"

Cécile Poignant, le 8 octobre 2019, à La Défense (portrait : ©Lionel Samain pour Le Boudoir Numérique 2019)

Cécile Poignant a l’œil exercé. Exercé à déceler les signaux faibles des nouvelles tendances, à capter les changements de notre société et l’évolution des modes de vie contemporains pour mieux comprendre et prévoir nos lendemains qui (dé)chantent. Rencontrée cet automne, à l’occasion d’une table ronde d’Impact, l’événement du salon Who’s Next dédié à la mode éco-responsable, la consultante prospectiviste résume le futur en un mot : “durabilité”. 

Par Ludmilla Intravaia 

Le Boudoir Numérique : L’automne dernier, vous avez participé à une table ronde du salon Impact sur la mode durable. D’après vous, le public est-il sensible à la problématique de l’éco-responsabilité dans l’industrie textile ?

Cécile Poignant, futurologue : Quand on me demande si je peux résumer le futur en un mot, je réponds : durabilité. On n’a pas le choix, on n’a pas de planète B. Nous commençons dorénavant à vivre les changements climatiques devenus concrets, et non plus théoriques. Nous avons déjà subi des périodes caniculaires, des problèmes dus au manque d’eau. Ce besoin de durabilité dans tout ce qu'on produit, achète et utilise s'impose de plus en plus et si on regarde les générations plus jeunes, que ce soit les millennials ou la génération Z, la durabilité est au coeur de leurs réflexions. 

La jeunesse pourrait-elle être le fer de lance de la durabilité ? 

Parmi les jeunes, certains ne veulent plus acheter dans les grandes enseignes de fast fashion, plébiscitent les articles de seconde main et privilégient la recherche d’expériences à l’acquisition de biens manufacturés. Le système actuel de la mode va être rattrapé par une partie de la jeunesse qui n’en veut plus. Certes, cela ne veut pas dire que ça va se faire partout dans le monde, de la même manière, au même moment, au même rythme. Dans des pays comme la Chine ou l'Inde, le besoin de statut social passe encore par la consommation, par exemple mais en Occident et en Europe, les valeurs liées à la possession sont en train de se modifier, tandis que la consommation se déplace vers d’autres pôles que ceux de l’habillement. Les jeunes demandent un véritable engagement durable des marques, une réelle transparence. Evidemment, il s’agit là d’un changement de paradigme et de modèles économiques radical mais des marques comme Veja, Everlane ou Patagonia qui ont monté leur business modèle là-dessus connaissent le succès. 

Les entreprises plus anciennes pourront-elles  s’adapter à la durabilité ? 

Ce qui est toujours compliqué, c’est d’imaginer que des choses qui ont l'air tellement installées puissent changer. On a un panorama de la mode aujourd’hui qui semble gravé dans le marbre, immuable, comme s’il avait toujours été là. La réalité, c'est que la fast fashion n’a qu’une trentaine d'années. Avant, ça n'existait pas. Pourquoi ce modèle de surproduction et de surconsommation nocif devrait-il perdurer, alors qu’il ne date que de quelques décennies ? De tout temps, nos sociétés ont connu des changements importants, des modèles devenus obsolètes étant remplacés par d’autres. Je ne sais pas si toutes les entreprises pourront s’adapter mais toujours est-il que pour produire des vêtements de façon plus durable, il va falloir remettre en cause la manière dont on a procédé jusqu'à présent.

La technologie a-t-elle un rôle à jouer en cette matière ? 

La technologie peut être utile pour optimiser la fabrication des vêtements et les quantités produites, tout en favorisant la traçabilité. Elle peut aider à améliorer le patronage, pour avoir le moins de chutes textiles possibles et à mieux produire à la demande, pour éviter un surstockage néfaste. Avec des systèmes comme la blockchain, il devient possible de vérifier où les matières premières ont été récoltées, où les fils ont été tissés, bref de remonter le voyage du vêtement. L’impression 3D va permettre de fabriquer des produits personnalisés, dans des unités locales de taille réduite, à courte distance des endroits où l’on aura besoin de ces articles. De nouvelles matières sont mises au point, en alternative, par exemple au polyester polluant, au cuir d’origine animale, par la valorisation des déchets industriels (plus d’infos dans cet article du Boudoir Numérique ici, NDLR) ou en remplacement des teintures, par la culture de bactéries notamment, dans le domaine de la biofabrication (plus d’infos sur ce sujet dans cet article du Boudoir Numérique ici, NDLR). Donc, oui, la technologie peut amener pas mal de solutions mais cela ne suffit pas. 

Cécile Poignant, le 8 octobre 2019, à La Défense

Que voulez-vous dire par là ? 

Cela ne suffit pas, tout d’abord parce qu’il faut aussi être animé d’une conscience éthique et par la volonté de suivre un chemin de durabilité pour pouvoir utiliser la technologie à bon escient. Sans ça, on va se borner à faire du neuf, on va juste inventer de nouvelles matières, comme on l’a fait avec le polyester, par exemple, pour se rendre compte, quelques années plus tard, à quel point il est nocif pour l’environnement. Une initiative technologique peut paraître stimulante de premier abord mais si elle ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la fin de vie du produit et son recyclage, elle perd son intérêt. C’est pourquoi il faut s’attacher à appréhender la complexité du processus global, du début à la fin de la chaine textile et faire de l’éco-conception. Et ça, ça manque terriblement dans la mode. Certaines personnes rétrogrades vous diront que la prise en compte de l’éco-conception et de la durabilité freinent la créativité. Mais c’est un faux débat car on n’a jamais autant d’idées que face à des contraintes. Au lieu d'utiliser la technologie comme étant la seule solution possible pour avancer, nous aurions intérêt à revenir à plus d’inventivité, en misant sur l’ingéniosité humaine et en pratiquant l’innovation frugale. 

Qu’est-ce que l’innovation frugale ?  

L'idée de l'innovation frugale, c'est de faire mieux avec moins. L’innovation, ce n’est pas forcément passer à la dernière version de l’iPhone et de toujours essayer de faire plus. Ca ne veut pas dire qu’il ne faut pas utiliser la technologie mais qu’il faut la maximiser, l’employer au  mieux, en tenant compte des réels besoins des gens. Cette tendance à posséder moins de choses, ce retour à un certain minimalisme, s’illustrent, par exemple, dans le succès de la méthode de rangement de la Japonaise Marie Kondo ou dans le concept de garde-robe capsule, composée de peu de pièces qui se mixent bien entre-elles.  L’innovation frugale, c’est rester simple et cohérent, ne pas chaque fois réinventer la roue et réapprendre l’humilité par rapport aux apports de la technologie. Depuis trente ans, on puise dans les ressources naturelles, sans aucune limite, avec les dégâts que l’on connait. On s’est pris pour des dieux qui maitrisent tout. En réalité, ce n’est pas le cas. Le système de la mode marche sur la tête et a perdu cette notion de bon sens, ce sens de l’économie des générations précédentes qui savaient qu’un vêtement est réparable, qu’on peut le garder longtemps, qu’on peut le transmettre à nos enfants ou à d’autres personnes. Un vêtement n'est pas un objet jetable. On n'a pas besoin de vêtements jetables mais de vêtements bien conçus, bien produits et durables.

Cette volonté de prendre soin de ses vêtements, de les réparer me fait penser à la philosophie des Makers (plus d’infos dans cet article du Boudoir Numérique ici), ces bricoleurs 2.0 qui revalorisent le travail manuel et se réapproprient le geste de la main, dans une optique circulaire… 

Il est certain que quand on aime un vêtement, on a envie de le conserver, soit en le réparant soi-même ou en le confiant à quelqu’un qui possède les compétences pour prolonger sa durée de vie ou lui en donner une seconde. Il y a de la fierté et du plaisir à fabriquer les choses par soi-même ou à les acheter à quelqu’un dont on sait qu’il les réalise lui-même. L’homme utilise ses mains depuis la nuit des temps, qu’il taille des silex, qu’il peigne des œuvres rupestres ou qu’il tisse du textile. Dans nos sociétés occidentales en crise intense, en perte de repères, où les liens entre les gens ont été volontairement brisés, cette revalorisation du travail de la main donne du sens aux choses. C’est plus gratifiant que d’acquérir une robe dans une grande enseigne anonyme et froide, sans lien social et émotionnel, sans valeurs humaines profondes. 

Dans ce contexte, peut-on imaginer qu’une des solutions pour la mode durable serait de mettre en valeur le savoir-faire traditionnel de l’artisan ?  

Bien sur. Nous vivons dans le leurre de la notion de progrès, que l’on nous a vendu depuis les années soixante, l’idée qu’il y aurait toujours une avancée technologique qui réglerait tous les problèmes, que demain serait toujours meilleur qu’aujourd’hui. La Silicon Valley nous a promis de faire du monde un endroit meilleur. Or, ce fantasme touche à sa fin. Le système de progrès sans retenue ne marche pas. Je ne dis pas que seul le passé est valable, loin de là. Je pense qu’il faut regarder les acquis du passé  et continuer à les utiliser, quand ils en valent la peine. Pour moi, l’innovation est une savante alchimie entre tradition et modernité, un mélange bien pesé entre des traditions qui ont de la signification, qui véhiculent des valeurs d’humanité, d’empathie et de soin de soi, des autres et de la planète, dont nous avons profondément besoin et une modernité qui laisse la porte ouverte aux avancées au futur. Ce n’est pas l’un ou l’autre. Nous avons été élevés dans une pensée manichéenne, où le monde est simple, blanc ou noir. Maintenant, nous devons accepter le fait qu’il n’est pas simple mais compliqué. Ça ne doit pas nous effrayer, cette complexité est intéressante et stimulante. 

Comment voyez-vous le futur de la mode durable ? 

Je suis fondamentalement optimiste. Je crois beaucoup au pouvoir de la jeunesse pour mettre à terre ce système peu responsable et fonctionnel. J’espère que cette jeunesse qui prône un engagement durable à 100%, une dé-consommation, une décroissance, pourra s’exprimer haut et fort et faire changer les choses avec panache et ampleur. Et j'espère que nous, les adultes, seront assez censés pour la laisser faire son boulot.

* Le Boudoir Numérique a rencontré Cécile Poignant, à l’occasion de la première édition de l’événement Impact, consacré à la mode éco-responsable du salon parisien Who’s Next. La prochaine édition d’Impact aura lieu du 17 au 20 janvier 2020, au Parc des expositions de la Porte de Versailles, à Paris. Le site internet de Who’s Next est ici.

* Pour en savoir plus sur Impact, lisez l’interview de Frédéric Maus, le directeur général de WSN, la société organisatrice de l’événement, qui dresse le bilan de cette première édition, dans cet article du Boudoir Numérique : “Le digital collaboratif peut aider la mode durable”.