Le boudoir numérique

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"Fashion tech et éco-responsabilité doivent aller de pair"

Giusy Bettoni, PDG de C.L.A.S.S., à Paris, le 10 octobre 2018

Giusy Bettoni est une spécialiste des fibres, des fils et des matériaux textiles. Mais pas n’importe lesquels. Des matériaux innovants et éco-responsables, gage d’une mode aussi attractive que respectueuse de l’environnement. 

Par Ludmilla Intravaia

Le Boudoir Numérique : Vous êtes la fondatrice de C.L.A.S.S. (acronyme de “Creativity Lifestyle And Sustainable Synergy”), une plateforme textile basée à Milan, spécialisée dans l'intégration de  valeurs éco-responsables dans la création de mode. Pourquoi avoir choisi de vous consacrer à l'innovation textile durable?

Giusy Bettoni, PDG de C.L.A.S.S.: Mon expérience professionnelle a toujours tourné autour des fibres, des fils et des matières premières textiles, en provenance du monde entier. Au début des années 2000, j’ai constaté que la technologie était en train de changer complètement, avec l’émergence par exemple des bio-polymères (issus de ressources renouvelables, notamment végétales et potentiellement biodégradables, NDLR). Pour la première fois, la technologie offrait la possibilité d’ajouter une troisième dimension à celles du design et de l’innovation dans la mode : la responsabilité. A cette époque, les produits durables n'étaient pas très beaux, ils étaient couteux et peu fonctionnels. Or, en mode, le design, le look d’un vêtement est très important. Personne n'achètera un vêtement qui n'est pas beau. J'ai réalisé que, grâce à la technologie, l’éco-responsabilité était désormais une solution envisageable pour le marché de la mode. La créativité, l'innovation et la responsabilité, réunies sous la même bannière, sont devenues pour moi de nouveaux territoires à explorer, en matière de textile et de mode, un moyen de créer des produits réussis, beaux et durables que les gens voudraient acheter. Cette prise de conscience a complètement changé ma façon de penser, mon mode de vie et mon existence professionnelle. En 2007, j'ai décidé de créer C.L.A.S.S., une plate-forme entièrement dédiée  à cette approche tridimensionnelle, tant du point de vue des matériaux, des produits, des processus que de la communication.

Chez C.L.A.S.S., vous disposez d’un Material Hub, une sélection de matériaux, fils et tissus innovants et éco-responsables. Quelle est sa fonction?

De nombreux designers et marques mènent déjà des recherches sur l'innovation durable et possèdent leur propre matériauthèque. Mais ce qui est très difficile à trouver, rassemblés dans un seul lieu comme notre Hub, ce sont des exemples clés de l’excellence, en provenance de nos partenaires du monde entier. Nous recherchons les matériaux les plus inspirants, à la pointe des progrès technologiques et du développement responsable. Nous concentrons ces fibres, fils, polymères, etc. dans le Hub, tout en racontant l’histoire qui se cache derrière ces produits et en présentant des processus, tels que la finition, l’impression ou la teinture. Nous aidons les producteurs de tissus à mieux communiquer sur leurs qualités d’exception et, en même temps, nous expliquons aux marques que nous disposons de matériaux haut de gamme, afin de proposer cette nouvelle offre aux consommateurs qui le recherchent.

C.L.A.S.S. joue également un rôle éducatif…

Les études de marché montrent que les consommateurs sont prêts à payer jusqu’à 10% plus cher pour un vêtement responsable. Mais ils ne le font pas. Les études de marché indiquent également que les millennials, partout dans le monde, sont ceux qui devraient acheter les marques de mode durable. Mais ils ne le font pas non plus. Il y a deux raisons principales à cela. La première est que les millennials trouvent que ces vêtements n’ont pas un beau design. Donc, le look demeure un problème. La seconde raison est que les consommateurs comprennent encore très mal l’éco-responsabilité. Nous aurons beau créer les choses les plus formidables, en matière de responsabilité, avec le meilleur design innovant, si nous ne communiquons pas à propos de ces nouvelles valeurs, les gens ne saisiront toujours pas de quoi il s'agit. C'est le défi auquel nous devons faire face. De 2000 à aujourd'hui, tout a changé, la technologie a évolué très rapidement mais la communication n’a pas suivi le mouvement. Et nous savons très bien qu'il ne suffit pas de voir une étiquette “respectueux de l'environnement” ou “développement durable” pour être certains que les vêtements sont vraiment responsables, car il y a beaucoup de greenwashing (marketing promouvant la perception trompeuse qu'un produit est éco-responsable, NDLR), abusant de termes génériques. Chez C.L.A.S.S., nous voulons passer à la vitesse supérieure, en terme de communication et cela, en synergie avec de nombreux partenaires. Je suis notamment consultante en développement durable pour la plateforme d'information Smart Creation du salon Première Vision Paris, mettant en avant les acteurs innovants de la mode responsable (pour en savoir plus sur la dernière édition du Smart Square de Première Vision, lisez cette interview de Marina Coutelan, chef  de produits mode, au Boudoir Numérique, NDLR). Il est important de communiquer de manière simple sur l’économie circulaire car, pour la première fois, nous pouvons bénéficier d’une situation gagnant-gagnant, celle d’une mode qui pourrait être positive, tant pour l’environnement et les êtres humains que pour l’industrie.

Lors du dernier Smart Square de Première Vision, justement, les visiteurs ont pu admirer la robe de la designer américaine Sylvia Heisel réalisée par impression 3D en bioplastique (lire son interview sur Le Boudoir Numérique : “Pourquoi ne pas imprimer de la fast fashion biodégradable?”). Pensez-vous que les bioplastiques aient leur rôle à jouer dans le futur de la mode?

Sylvia Heisel a réalisé un travail incroyable en utilisant l'impression 3D la plus avancée pour créer une tenue entièrement biodégradable et compostable. Début 2000, les bio-polymères dont j'ai parlé précédemment étaient dérivés de l’amidon, par exemple, pour fabriquer du plastique et des fibres. Il existe maintenant des bioplastiques produits à partir de dioxyde de carbone. Pouvez-vous imaginer ce que cela signifie de positif pour l'environnement et un nouveau niveau industriel? Le bioplastique n’est plus un rêve, c’est une réalité. Alors oui, je pense qu’il a un rôle à jouer dans le futur de la mode. Mais le plastique n'est pas le seul matériau. Pour le moment, il y a des recherches autour d'au moins vingt ou trente matériaux. Certains d'entre eux sont déjà disponibles au niveau commercial, d'autres le seront par la suite. Voilà des années, par exemple, que BioCouture utilise des micro-organismes vivants pour cultiver des matériaux, comme dans la fermentation de la bière, en somme. Vous pouvez aussi produire de nouveaux cuirs avec les résidus d'une industrie, comme Frumat avec les déchets de la production de pommes notamment. Nous vivons un moment fantastique, car des tas de choses sont imaginées dans des startups incroyables, riches en technologies, tant dans le domaine des biopolymères que dans celui des fibres biosynthétiques (la biosynthèse est la formation de composés chimiques par des organismes vivants, NDLR). Or, plus vous utilisez une innovation, plus vous en apprenez sur elle, ce qui présage l’arrivée de choses fantastiques à l’avenir. Nous devons garder un œil sur toutes ces choses en développement, tout particulièrement en matière de fashion technology.

Comment envisagez-vous l'avenir de la fashion tech, en particulier en matière d’éco-responsabilité?

Je pense que la technologie, quand elle est responsable, est une excellente solution pour la mode. C'est une très bonne alliance pour fabriquer des vêtements qui plaisent et qui soient également respectueux envers la planète. Je ne suis pas ingénieur mais je trouve que tout va dorénavant dans ce sens. Fashion tech et responsabilité doivent aller de pair. Vous ne pouvez pas les séparer. Ces deux ingrédients doivent figurer dans tout ce que nous faisons, fabriquons et portons, chaque jour de notre vie. Tout doit devenir durable, grâce à une technologie responsable. Plus nous repousserons les limites vers ce but, plus nous y arriverons vite. Et ce que nous faisons chez  C.L.A.S.S. aujourd'hui deviendra une chose naturelle, à l'avenir.

* Retrouvez le site internet de C.L.A.S.S. ici

* La prochaine édition du salon Première Vision Paris se tiendra du 12 au 14 février 2019, à Paris Nord Villepinte, avec l’espace Wearable Lab, dédié à la fashion technology.