Le boudoir numérique

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"La fashion tech est un marché en ébullition"

Incertitudes, sound activated clothing by Ying Gao, (2013, Canada). Copyright photo : Ying Gao.

A quelques heures de l’ouverture du salon de mode Première Vision de Villepinte, Anne-Sophie Bérard, curatrice de l’événement fashion tech Wearable Lab, en dit plus au Boudoir numérique sur l’exposition, le showroom de start-up et la conférence, à découvrir le 8 février. 

Le boudoir numérique : Vous êtes la curatrice de l’événement Wearable Lab, une journée de découverte mais aussi de réflexion sur la fashion technology, le 8 février, au salon Première Vision, à Villepinte. Comment définissez-vous la fashion tech?

Anne-Sophie Bérard, curatrice : Fashion tech est un terme qui regroupe beaucoup de choses, souvent confondu avec le wearable, la technologie portative. La fashion tech recouvre la relation entre la mode et la technologie. Née dans les années 80, elle s’est surtout développée dans les années 2000, où les premiers produits ont été commercialisés. La fibre optique va être utilisée dans les vêtements, comme la robe lumineuse d’Olivier Lapidus (robe de mariée créée en 1998 par le couturier français, en collaboration avec l’entreprise de soieries, Brochier Technologies, NDLR). La 3D commence à être une vraie solution pour imprimer des objets et l’apparition des fab labs va permettre de créer tous ensemble, en trouvant de nouvelles manières de travailler collaboratives, très importantes dans ce secteur. Une logique d’industrialisation commence à germer. Les grandes entreprises comme Google ou Intel se mettent à réfléchir à ce sujet, en développant des pôles de recherche dédiés à ces problématiques. En 2017, la fashion tech est un vrai sujet, une tendance forte, même si des questions pragmatiques doivent encore être résolues (exemples : comment laver de l’électronique? En cas d’achat d’un vêtement technologique, qui est en mesure de le réparer?...). A l’heure actuelle, l’écosystème n’est pas construit. Ce qui est normal, tout nouveau marché prend du temps à être exploré.

La fashion tech n’est pas encore très connue du grand public…

Si ce marché en ébullition est, en effet, un terrain encore jeune à débroussailler pour les artistes et les industriels, il en est, de même, pour le grand public. Quand les gens connaissent le terme fashion tech, ils ont tendance à l’associer avec les gadgets, aux montres connectées et aux trackers d’activité, même si ces derniers commencent à être utiles dans le domaine de la santé. L’impact que la fashion technology peut avoir sur notre quotidien et notre environnement est encore assez nébuleux, à leurs yeux. Un travail de pédagogie auprès du grand public est nécessaire. Notre but est de permettre aux gens d’appréhender ce sujet et de se rendre compte en quoi cela peut les concerner. Dans l’espace Wearable Lab, nous essayons de voir comment les outils technologiques (que ce soit les processus de fabrication, les matériaux innovants ou les possibilités d’interaction), comment ces nouvelles propositions vont transformer le milieu de la mode.

Chameleon effect bag by Ezra+Tuba (2016, Turquie). Copyright photo : Ezra+Tuba.

Une exposition regroupe douze créations fashion tech. Comment avec-vous choisi ces vêtements et accessoires ?

Nous avions envie de diversité internationale pour rendre compte d’une dynamique mondiale, aux Etats-Unis, au Canada et en Europe. Nous souhaitions également introduire une dimension éclectique et artistique. Les œuvres exposées sont poétiques, détachées des questions de commercialisation et de distribution. C’est important d’établir une relation de l’ordre de l’émotion, de la contemplation. Enfin, nous voulions un panorama représentatif, en termes de reconnaissance. Ying Gao (Canada) est une grande figure de l’art et de la mode ; Anouk Wipprecht (Pays-Bas) est une personnalité forte de la fashion technology (lire son interview sur Le boudoir numérique ici, NDLR) ; Pierre Renaux (France) est un jeune styliste et des talents émergents sont présents, comme Sarah Angold (Angleterre, lire son interview ici) qui vient du milieu du bijou, preuve que la fashion tech peut s’étendre à d’autres territoires, telles la maroquinerie et la bijouterie. Ezra et Tuba Çetin, artistes turques, nous intéressaient aussi, parce qu’elles ont collaboré avec Intel. Leur travail montre comment le monde de l’art et de l’entreprise peuvent se compléter pour livrer de belles créations (en l’occurrence, la Butterfly Dress, dévoilée à la presse française par le fabricant de microprocesseurs, au printemps 2016, voir l’article du Boudoir numérique ici, NDLR).

Butterfly Dress by Ezra+Tuba (2016, Turquie). Copyright photo : Le boudoir numérique.

Pourquoi cette importance accordée à la dimension artistique de l’exposition ?

Je pense qu’on peut mieux parler à son public, quand on le touche, qu’on le fait rêver. Les rendez-vous qui existent actuellement sur la fashion tech et le wearable sont souvent orientés produits, utilité et commercialisation. C’est intéressant d’y insuffler une dimension un peu plus inspirante. Si l’apparition de la technologie a pu faire peur par sa froideur ou sa déshumanisation, on se rend compte, bien à l’inverse, à l’heure actuelle, qu’elle est source de création, de lien social et d’émotion. On découvre un autre versant de la technologie qu’il est intéressant de valoriser par des sujets comme la fashion technology.

Le showroom de start-up relève-t-il, lui, d’une facette plus économique de Wearable Lab?

Le showroom montre des produits commercialisés ou en voie de l’être, dans un espace, en face de l’exposition. Nous tâchons d’y voir comment on peut basculer du milieu de l’art vers celui de l'économie, en se demandant s’il y a une porosité des relations entre ces deux domaines. Quatre start-up présentent leur dernière innovation. En Allemagne, l’entreprise Teiimo propose sa veste en cuir fonctionnelle permettant de charger son téléphone, d’avoir un kit main libre ou de se réchauffer, quand il fait froid. Un objet prêt à l’emploi, facile à trouver en magasin, sans se demander si ça va servir ou pas. Percko est une jeune start-up française qui connaît un beau lancement. Elle s’intéresse à la manière dont la technologie peut être utile à la santé, dans le domaine de la mode. Elle a inventé un T-shirt intelligent pour mieux se tenir droit. Un système de vibration invite à se redresser, dès que ce n’est pas le cas. Digitsole présente un modèle de chaussures connectées, récompensée au CES 2015 (Consumer Electronics Show, salon consacré à l’innovation technologique en électronique grand public qui se déroule, chaque année, à Las Vegas, NDLR) et un nouveau modèle de running shoes, dévoilé au Wearable Lab. Enfin, Spinali Design (lire "La technologie n'est pas assez mode") est une start-up qui s’est fait connaître par le buzz de son premier produit, un maillot de bain intelligent. Elle nous propose, aujourd’hui, le jeans Essentiel muni d’un système vibrant, au niveau des poches, par exemple, pour s’orienter sans GPS ou pour envoyer des push, afin de communiquer avec d’autres personnes. Le jeans devient une nouvelle interface, complémentaire du téléphone. Si le grand public est invité à venir découvrir ces start-up, nous souhaitons également créer des relations entre ces jeunes entreprises ayant encore besoin d’un coup de pouce et de visibilité avec des marques établies, soucieuses de nouer des partenariats.

Enfin, la conférence "Fashiontech, scène d’avenir ou utopie?", nous projettera carrément dans l’avenir…

Tout à fait. La conférence a pour but d’anticiper, d’imaginer l’impact de la fashion tech sur le futur. Nous avons dressé un panel d’experts complémentaires, parmi lesquels Christine Browaeys (directrice de T3nel, bureau de consulting dans le secteur des nouveaux matériaux textiles, NDLR). Cette ingénieur et texturgiste a une approche technique mais aussi sociétale, dans le sens où elle réfléchit à l’influence des textiles technologiques sur notre monde. Pascal Denizart, le directeur général du CETI, le Centre Européen des Textiles Innovants, incarne la vision des usages. Cet observateur de l’écosystème, des start-up, des entreprises qui font appel aux nouvelles technologies, va nous permettre à mesurer à quel point nous les utilisons ou pas, dans une dimension économique. Hilary McGuinness vient d’Intel, une entreprise investie dans la recherche fashion tech avec beaucoup de liberté. Ce géant industriel travaille avec de nombreux artistes comme, tout récemment, Hussein Chalayan (accessoires intelligents, présentés lors de son défilé printemps/été 2017, à la Fashion Week Paris, l’automne dernier, NDLR). Nelly Rodi, connue pour son cabinet de tendances éponyme, nous rejoint en tant que co-présidente de R3ilab (Réseau innovation immatérielle pour l’industrie, regroupant des chefs d'entreprises du textile, de la mode et des industries créatives, NDLR). Elle va nous livrer sa vision du futur, sur la façon dont nous rêverons demain. La designer Anouk Wipprecht, dont la Drinkbot Dress (une robe qui concocte des cocktails, NDLR) est présentée dans l’exposition, nous expliquera comment elle fabrique de la fashion tech et s’empare des outils technologiques pour créer. Elle nous parlera de ses difficultés, de ses désirs et de la différence de son travail avec la mode traditionnelle.

Au-delà des paillettes de la mode et des leds qui brillent, la fashion technology peut-elle être utile ?

Si l’on se projette plus loin que la pure création esthétique, de grands enjeux se dessinent : l’impact environnemental, notamment. L’impression 3D, par exemple, permet de faire des économies et de réduire les gaspillages, grâce au travail sur mesure qui limite les pertes. Les biotechnologies se développent, avec des matières naturelles récoltées à partir de bactéries. Un nouveau champ de réflexion s’ouvre à nous avec le recyclage de matières usagées, des déchets, une vraie révolution environnementale. Sans oublier la dimension interactive des vêtements. Pour l’instant de l’ordre de l’art et de l’émotion, elle interroge sur la capacité du vêtement à créer une relation à l’autre. La mode a toujours porté cette drôle de double casquette : elle peut paraître à la fois très superficielle mais aussi comme un outil merveilleux pour lire le monde. Nous racontons beaucoup de choses, par le biais de nos vêtements. La technologie amplifie cette narration sur nous-mêmes et notre société. Donc, oui, la fashion technology est utile.

* Le salon Première Vision Paris, événement des professionnels de la filière mode, se déroule du 7 au 9 février 2017, au parc des expositions de Paris-Nord Villepinte. Site internet : premierevision.com.

* Wearable Lab a lieu, le 8 février 2017, dans le Hall 5 du salon Première Vision Paris (premierevision.com/fr/news/wearable-lab). La conférence "Fashiontech, scène d’avenir ou utopie?" se déroule à 15h30.

Ludmilla Intravaia