"Savoir-faire textile et science se rencontrent dans l’Atelier Sumbiosis"
Procédé de teinture à la spiruline, dévoré textile avec des insectes ou impression de tissu avec de la cellulose bactérienne… Le Boudoir Numérique a rencontré le designer en bio-fabrication Tony Jouanneau, fondateur de l’Atelier Sumbiosis, lors du salon Avantex du Bourget, en septembre dernier. Le gagnant du prix du public de la Fashion Tech Week Paris d’octobre (lire ici) en dit plus sur la manière dont il collabore avec le vivant “pour découvrir comment la science, et en particulier la biologie, peuvent améliorer les processus de fabrication textile”.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Qu’est-ce que l’Atelier Sumbiosis ?
Tony Jouanneau, designer en artisanat textile et bio-technologies : Atelier Sumbiosis est un laboratoire de recherche, où savoir-faire textile et science se rencontrent, par le biais d’une recherche en design. Dans la nature, la symbiose consiste en l’association d’organismes vivants, afin d’assurer la reproduction de l’espèce. Les projets expérimentaux et collaboratifs de l’Atelier Sumbiosis s’inspirent de cette union durable et compatible avec l’environnement, pour découvrir comment la science, et en particulier la biologie, peuvent améliorer les processus de fabrication textile.
Pourquoi vous être engagé sur la voie de la bio-fabrication, la culture de matériaux à partir du vivant ?
Pendant huit ans, j’ai travaillé dans l’ennoblissement de tissus (ensemble des traitements effectués sur du textile pour lui conférer les caractéristiques d’un produit fini, NDLR). Il y a deux ans, j’ai ressenti le besoin de réorienter ma pratique, suite à ma réflexion sur les dangers sanitaires et environnementaux de la création de tissus, entamée lors de mon mastère spécialisé création et technologie contemporaine, à l’ENSCI (école nationale supérieure de création industrielle de Paris, NDLR). C’est là que j’ai rencontré le designer Guillian Graves qui m’a initié à la bio-fabrication. Je travaille actuellement sur plusieurs projets, par lesquels j’explore les processus de l’artisanat textile et les sources de pollution qu’ils peuvent générer, pour ensuite émettre un concept, une hypothèse de création, centrée sur une bio-ressource. Je m’attache à sensibiliser les artisans, les étudiants, les personnes intéressées par la bio-fabrication et le grand public à l'utilisation des bio-ressources (ressources issues du vivant, NDLR), par la conception d’outils pédagogiques, susceptibles de les initier à cette question.
Pouvez-vous nous donner un exemple concret ?
Dans le projet Spiruwheel, je me suis intéressé à une bio-ressource colorante, la spiruline, une micro-algue contenant trois pigments de base, vert, rouge et bleu, dernier élément sur lequel j’ai décidé de concentrer mes recherches. Pour éviter les colorants synthétiques polluants, le concept Spiruwheel propose à l’artisan de revisiter les recettes de teinture classique, en privilégiant ce bio-matériau aux faibles besoins en eau, dans le but de créer un nouveau cercle chromatique. J’ai collaboré avec l’atelier de teinture de la Manufacture des Gobelins (manufacture de tapisserie à Paris, NDLR) qui s’est livré à l’analyse des problématiques sanitaires et environnementales, liées à ses pratiques de travail. Est ainsi né un procédé de coloration à froid, par diffusion sur des fibres de laine. Ensuite, Claude Yéprémian, ingénieur spécialiste des micro-algues du Muséum national d'histoire naturelle de Paris, m’a prêté son aide pour approfondir la méthode d'extraction du bleu.
Avez-vous conçu un outil pédagogique pour vulgariser vos découvertes sur la spiruline ?
Pour mieux me faire comprendre de mes interlocuteurs, lors de workshops d’initiation par exemple, j’ai conçu un mini laboratoire de recherche (voir photos ci-dessous, NDLR). Ce démonstrateur à échelle réduite met en scène les ressources de chimie propre (vinaigre blanc, alcool absolu et mordants naturels de fixation de la couleur, etc.) nécessaires à l’expérimentation, de même que la manière dont les échantillons de laine, imprégnés des pigments de spiruline, sont suspendus pour effectuer la coloration par diffusion.
Quels sont vos autres projets ?
Le premier projet auquel je me suis attelé, Scoby Print (voir images ci-dessous, NDLR), est né de la collaboration avec Sabrina Maroc, la fondatrice d’Open BioFabrics (structure dédiée à la bio-fabrication, appliquée à la mode, plus d’infos dans l’interview ici, NDLR), qui m’a initié à la culture de la cellulose bactérienne, d’après les recherches entreprises par la designer anglaise en bio-fabrication Suzanne Lee. Sur base de cet apprentissage, j’ai élaboré un procédé d’impression avec du liquide bactérien pour améliorer la sérigraphie (technique d’imprimerie avec des pochoirs, entre l’encre et le support, NDLR) qui utilise des encres nocives et nécessite l’emploi de grandes quantités d’eau. Mon projet, peu couteux en eau, consiste à imprimer un tissu de seconde main avec de la cellulose bactérienne, ce qui a aussi le mérite de le revaloriser, en lui conférant de nouvelles propriétés, telle la rigidité qui permet de plier l’étoffe notamment. Ensuite, le tissu peut être remis en culture, puisqu'il contient des bactéries en dormance. En le replaçant dans un milieu nourricier très basique, à base de thé fermenté, de sucre et de vinaigre, il est possible de récréer des encres neuves, dans un cycle vertueux et propre.
C’est vraiment l’idée de l’alliance avec le vivant…
Tout à fait. Un de mes autres projets, Slow Devored (voir images ci-dessous, NDLR), met en œuvre le dévoré textile (création de transparences localisées sur un tissu composé de deux matières, dont l’une va être éliminée, selon des motifs précis, par l’action d’un dévorant, une pate chimique d’impression, NDLR), une technique qui peut s’avérer nocive pour les humains et l’environnement. J’ai opté pour une sublimation entomologique du tissu par son dévorage avec des bio-décomposeurs vivants, des insectes qui viennent ronger la matière aux endroits où j’ai imaginé dessiner mes motifs. Ce projet me tient particulièrement à cœur car les insectes y prennent le statut d’artisans, dans un cycle de collaboration avec le vivant. Au début de la chaîne, le Bombyx Mori et son ver à soie va produire le tissu et, en fin de chaîne, les larves de coléoptères le dévorent, pour effectuer leur stade de mue, avant d’être remises en élevage, à l’âge adulte et recréer, à nouveau, des larves.
Sentez-vous un intérêt du public pour la bio-fabrication ?
Je sens un réel intérêt en France, même si nous avons une dizaine d’années de retard, par rapport à d'autres pays comme l'Angleterre, par exemple. Il faut bien comprendre que, quand on commence à travailler avec le vivant, on est sur d'autres échelles de temps. Il faut apprendre à collaborer, avec humilité, dans le respect du vivant, sans être dans la domestication, la maitrise des choses mais plutôt dans le lâcher prise. Et ça, ça demande un changement de mentalité profond. Souvent, quand je discute avec des professionnels, ils me demandent : Quelle est la finalité de votre projet ? Quand aurez-vous des résultats à échelle industrielle ? Quand disposerez-vous d’un produit fini ? Mais ça ne marche pas comme ça, le vivant. Les résultats ne sont pas toujours reproductibles, sont parfois aléatoires. Il faut du temps pour développer des techniques pérennes. Donc, oui, je sens un intérêt pour la bio-fabrication, il faudra juste savoir prendre le temps d’embrasser le rythme particulier de ce domaine d’expérimentation pour arriver à des résultats.
* La page Facebook de l’Atelier Sumbiosis de Tony Jouanneau est ici. Son compte Instagram est là.
* La prochaine édition d’Avantex, le salon international de l'innovation mode et textile, se déroulera au Bourget, du 10 au 13 février 2020. Plus d’infos sur le site internet ici.
* La 7ème édition de la Fashion Tech Week Paris s’est déroulée du 14 au 20 octobre 2019. Lire l’interview de sa co-fondatrice Claire Eliot ici.
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