"En l’état actuel de la traçabilité de la mode, on ne sait jamais d’où vient une peau"
2/3 – Pour ne plus cautionner par nos achats les cruautés infligées aux animaux, Anissa Putois, représentante de l’association PETA (Pour une Ethique dans le Traitement des Animaux), nous éclaire sur les matières de la mode issues de leur exploitation. Dans la deuxième partie de son interview : focus sur le cuir.
Par Ludmilla Intravaia
Le Boudoir Numérique : Dans la première partie de votre interview (lire ici), vous avez détaillé l’impact néfaste de la production de la laine sur l’environnement et les êtres sensibles. Mais qu’en est-il de celui du cuir ?
Anissa Putois, chargée de communication chez PETA France : Selon le rapport Pulse of the Fashion Industry, le cuir est la première matière polluante de la mode, encore plus polluante que la laine. Le cuir est souvent cité comme un sous-produit de l'industrie de la viande, alors qu'en fait il s'agit d'un coproduit très lucratif qui subventionne les élevages de bovins et la cruauté liée à la production de viande. Cette industrie est doublement polluante, puisque l’élevage de bovins produit énormément de gaz à effet de serre contribuant au réchauffement climatique. Mais aussi parce que les peaux sont traitées, tout comme la laine, avec des produits chimiques dangereux pour éviter qu’elles ne se putréfient. Des enquêtes menées par PETA au Bangladesh montrent de jeunes enfants, dans des tanneries, marchant pieds nus dans des effluves toxiques de chrome (un agent de tannage, NDLR), susceptibles d’entrainer maladies de peaux, troubles respiratoires et cancers. Déversées dans les cours d'eau, ces substances nocives affectent, de même, gravement, les populations locales.
Comme le rappelle le rapport du groupe de recherche de l’organisation environnementale Stand.earth du 29 novembre dernier, l’élevage des bovins pour l’alimentation et le cuir “est l’unique plus large moteur de déforestation de la forêt amazonienne et globalement des forêts tropicales”. Le Stand.earth Reasearch Group établit clairement un lien entre les marques de mode qui s’approvisionnent en cuir brésilien, dont 80% est exporté, et la déforestation de la forêt amazonienne pourtant considérée comme essentielle dans la lutte contre le réchauffement climatique. Pensez-vous que les acteurs de la mode et du luxe prennent la pleine mesure du rôle joué par le cuir qu’ils utilisent dans la destruction de l’environnement ?
Les marques commencent à prendre un peu conscience de ce lien entre les matières de la mode et la déforestation, la pollution des cours d’eau, etc. Malheureusement pas encore pour la laine, mais pour le cuir, certainement. Surtout avec les feux de forêts de 2019 en Amazonie, où tous les regards du monde se sont tournés vers cette partie de notre planète, détruite chaque jour un peu plus pour la culture du soja et les pâturages destinés aux bovins. D’ailleurs, quand François-Henri Pinault a commenté la décision de Kering de renoncer à la fourrure (dans une interview du PDG de ce groupe de luxe au JT de 20 heures de France 2, le 24 septembre 2021, voir la vidéo ici, NDLR), il a également mentionné l’impact du cuir sur l’environnement, en évoquant l’intention de Kering de ne plus sourcer de cuir brésilien lié à la déforestation en Amazonie.
Un raisonnement souvent avancé en faveur de l’utilisation du cuir dans la mode est qu’il s’agit d’un déchet de l’industrie de la viande qui, s’il n’était pas consommé, serait jeté et donc gaspillé. Cet argument tient-il ?
Non. Certes, en Europe, aucun animal n'est tué seulement pour le cuir. Le cuir provient de l’élevage d’animaux pour leur viande. Cette précision faite, comme je le disais, le cuir n’est pas un sous-produit de l’industrie de la viande, un déchet qui serait jeté, s’il n’était pas employé. Il s'agit bel et bien d'un coproduit, parce que le fait que ce cuir puisse être vendu subventionne l'élevage et profite directement à l’industrie de la viande. Cuir et viande sont deux industries qui exploitent les animaux et polluent l’environnement en s’entraidant pour pouvoir continuer leur business.
Et en dehors de l’Europe ?
On a des pays où les animaux sont élevés et tués seulement pour leur cuir. Par exemple, les vaches indiennes qui doivent marcher pendant des kilomètres et des kilomètres jusqu’au Bangladesh, quand elles ne peuvent pas être abattues en Inde, sont uniquement tuées pour leur peau. Or, en l’état actuel du commerce et de la traçabilité des matières de la mode, on ne sait jamais d’où vient une peau. Ainsi, un article made in France ou made in Italy pourra avoir été cousu en France ou en Italie mais le cuir qui le compose pourra provenir d’Inde, du Bangladesh ou de n’importe quel pays où les bovins ne sont élevés que pour leur peau. Et ces cuirs finissent quand même dans nos rayons, dans des articles qui sont vendus ici.
Donc, que dire à cette personne qui me déclarait récemment : “Le cuir de mes chaussures provient de la vache dans mon assiette” ?
Que les choses ne sont pas aussi simples que ça, loin de là. On n'est plus du tout dans un mode de production très local, comme cela a pu exister auparavant. Aujourd'hui, tout est mélangé, impossible de savoir d'où viennent les choses et les matières, parce qu’avec la mondialisation, les cuirs peuvent être très bon marché mais venir de Chine, du Brésil ou d'autre part.
D'où la nécessité d’améliorer la traçabilité des matières, grâce aux innovations qui se développent de plus en plus dans la mode...
Oui, c'est très important même si, selon nous, la façon la plus simple de vraiment savoir que ce que l’on porte est écologique et éthique, c'est de ne pas porter de matières animales.
Le 29 novembre dernier, PETA USA a lancé le site en ligne parodique Urban Outraged mettant en vente des articles de mode fabriqués avec des matériaux d’origine humaine, dans le cadre de sa campagne mondiale appelant l’entreprise américaine Urban Outfitters a cesser de vendre des produits issus de l’exploitation des animaux. Comment cette action de sensibilisation a-t-elle été accueillie ?
Il y a eu toutes sortes de réponses à cette campagne. Mais qu’il s’agisse des réactions positives ou négatives, je pense que les gens ont bien saisi l’humour très noir d’Urban Outraged qui les a poussés à se questionner : si l’idée de porter une peau humaine me choque, si ça me dégoute, pourquoi serait-il acceptable de faire la même chose à des vaches, des cochons, des agneaux, alors qu'ils ont des identités propres et qu’ils sont dotés d’une sensibilité ? Alors que je ne porterais pas la peau d'un être humain, pourquoi porterais-je celle d'une vache avec laquelle je peux tisser des rapports émotionnels comme je le fais avec un humain ? Le message qui vise à les faire réfléchir sur l'idéologie postulant une fausse supériorité de l'humain sur les autres animaux pour justifier leur exploitation est bien passé avec cette campagne.
* Retrouvez la dernière partie de l’interview d’Anissa Putois de PETA prochainement sur le Boudoir Numérique.
* Lisez la première partie de l’interview d’Anissa Putois : “Avec la laine, on est très loin de l’image idyllique du mouton tondu gentiment dans son pré”.
* Pour vous donner une idée des alternatives possibles aux matières issues de l’exploitation animale, plongez-vous dans le dossier spécial du Boudoir Numérique sur la mode et la beauté vegan ici.