Le boudoir numérique

View Original

Tendance, les jupes plissées léopard ? Les IA le savent !

Prédire les tendances de la mode, à six mois, en analysant les images des réseaux sociaux, c’est possible grâce à des solutions en Intelligence artificielle, développées par des start-up comme Heuritech. Le Boudoir Numérique a discuté avec Tony Pinville, le co-fondateur de cette entreprise française, au service des marques de mode et de maisons de luxe, comme Dior et Louis Vuitton.  

Par Ludmilla Intravaia

Le Boudoir Numérique : Vous avez cofondé Heuritech, en 2013. Comment définiriez-vous votre entreprise ?

Tony Pinville, PDG d’Heuritech et docteur en intelligence artificielle : Heuritech est une société experte en intelligence artificielle qui aide les marques de mode et de luxe à mieux comprendre les tendances du marché et les tendances produits, à travers les yeux de millions de consommateurs et d'influenceurs, par l’analyse des images des réseaux sociaux. 

L’intelligence artificielle, c’est quoi ? 

L'intelligence artificielle regroupe l’ensemble des méthodes permettant d’automatiser des processus intellectuels. Cela peut être analyser des images, jouer aux échecs, classer des e-mails…, autant de tâches cognitives que l’on arrive à automatiser. Par exemple, avec la reconnaissance visuelle, on peut extraire automatiquement une information d'une image. L’intelligence artificielle comprend plusieurs sous-ensembles, comme le machine learning ou l’apprentissage automatique, fondé sur des approches statistiques permettant à la machine de résoudre, par elle-même, un problème spécifique, sur base de données qui lui ont été transmises. Prenons le cas d’un système devant apprendre à reconnaître la présence distincte de chiens et de chats dans des photos. On va lui fournir des images de chiens et de chats, en mentionnant “Ceci est un chien”, “Ceci est un chat”. Le système va apprendre à distinguer un chat d’un chien, sans qu’on lui ait expliqué comment faire, en essayant de prédire lui-même les caractéristiques correspondant à un chat et à un chien. C’est le même principe d’apprentissage vécu par les humains, les enfants notamment, quand leurs parents leur montrent deux, trois photos de chiens et de chats et qu’ils sont ensuite capables, par généralisation, de trouver eux-mêmes ce qu’est un chat et un chien. 

Pourquoi le secteur de la mode a-t-il besoin de vos services en intelligence artificielle ?

La mode est en plein changement. Il y a une vingtaine d’années, les tendances de la mode étaient édictées par des personnages-clés comme Anna Wintour (rédactrice en chef de l’édition américaine du magazine Vogue, NDLR) ou Karl Lagerfeld (directeur artistique de la maison Chanel, jusqu’à son décès, en février 2019, NDLR). Mais à l’heure actuelle, les tendances sont de plus en plus conditionnées par les influenceurs sur les réseaux sociaux, des influenceurs qui peuvent être n’importe qui, postant de n’importe où, dans le monde. Pour les marques, il devient de plus en plus compliqué de comprendre ce qui se passe dans la mode et les tendances qui vont émerger. Or, nous nous sommes rendus compte que l’intelligence artificielle représentait une rupture technologique qui nous permettrait d’apporter de nouvelles possibilités innovantes à l’industrie textile. C’est pourquoi nous avons fondé Heuritech, afin d’exploiter ces innovations liées à l’intelligence artificielle, tout particulièrement en matière de reconnaissance d'images, technologie qui a fait un bond énorme, ces dernières années. 

Comment  la reconnaissance visuelle est-elle applicable à la mode ?

Grâce à l’intelligence artificielle, nous sommes capables de repérer sur les réseaux sociaux des choses extrêmement précises, presque plus précisément que ne le ferait un être humain. L'intelligence artificielle peut automatiquement comprendre ce qu'il y a dans une image et, donc, faciliter la recherche visuelle, appliquée ici, aux secteurs du luxe et de la mode. Concrètement, il est possible d’identifier, sur telle image, que la personne porte un sac à main, que ce sac est griffé Louis Vuitton et qu’il s’agit du modèle Twist en cuir noir métallisé. Nous pouvons aussi obtenir des informations sur le contexte, sur le type de vêtements porté par la personne, top, pantalons, etc., sans compter leurs couleurs et leurs textures. 

En quoi ces informations sont-elles utiles aux marques de mode ? 

Les marques sont très à l’écoute des tendances du marché. Elles ont besoin de connaître leur évolution dans les prochains mois. Sur base de l’analyse des réseaux sociaux et de leurs influenceurs, nous sommes capables de prédire les tendances à six mois. Par exemple, en annexant le contenu visuel des réseaux sociaux, nous pouvons détecter que, dans certaines images, énormément de personnes portent des jupes, que ces jupes sont des jupes plissées léopard et ainsi, en analysant ces données, prédire l’émergence de la tendance de la jupe plissée léopard, dans les six mois. Les marques peuvent alors s’adapter en proposant des jupes plissées léopard, dans une de leurs gammes, puisqu’elles savent qu’une frange de la population va bientôt être intéressée par ce type de produit. 

Parmi vos clients, vous comptez les maisons Dior et Louis Vuitton. Quelles sont les attentes des marques de luxe, envers vos outils prévisionnels ? 

A côté de certaines marques de mode qui tâchent de vendre le maximum de vêtements au maximum de personnes, les maisons de luxe ont un positionnement différent car elles doivent préserver leur ADN de marque, au risque de perdre leur désirabilité, aux yeux des clients. Le luxe doit rester le luxe, un univers exclusif, dont les créations ne sont pas portées par tout le monde.  C’est pourquoi nous les aidons également à comprendre qui sont leurs clients. Jusqu’à présent, la mode était obnubilée par le produit, la création de nouveaux produits, sans forcément savoir à quels clients ils étaient destinés. De plus en plus, des questions différentes se posent : Qui est le client ? Comment porte-il le produit ? Quel usage en fait-il au quotidien ? Avec nos solutions, nous aidons les marques de luxe à mieux comprendre leurs clients et à mieux identifier les spécificités de chaque marché. Par exemple, en Chine, contrairement à un autre pays, le produit va être porté de telle manière, associé à telle autre catégorie de produits, etc. Plus à l’écoute de leurs clients et s’inspirant potentiellement d’eux, les maisons de luxe peuvent, dès lors, leur proposer des produits conservant l’ADN de la marque, tout en correspondant à l’évolution de leurs attentes. 

Vous soutenez les marques dans leurs prises de décisions, en somme ? 

En effet, disposer d’outils concrets, avec des données chiffrées, peut les aider à choisir si elles vont lancer un nouveau produit ou pas, par exemple. Si je veux, disons, sortir un nouveau sac iconique, va-t-il fonctionner ou pas ? Grâce à notre analyse des réseaux sociaux et des influenceurs, nous pouvons mesurer la désirabilité d’un produit, avant son lancement réel, en mesurant si les influenceurs se l’approprient, si cela entraine une désirabilité chez les autres consommateurs, etc. Bref, cette démarche permet de prédire si mon sac iconique va être un hit ou pas. 

A terme, les stylistes des marques pourraient-ils s’appuyer sur ce type d’outils prévisionnels pour imaginer leurs collections ?

Si nous proposons un outil d’aide à la décision, nous ne nous considérons pas comme des designers qui diraient aux marques quels produits fabriquer. Par contre, comme notre outil est un guide sur les tendances du marché, il peut être utilisé par les maisons de luxe qui, soucieuses de demeurer avant-gardiste, voudraient se positionner à l’inverse de ses prédictions. De même, les stylistes des marques de mode peuvent y puiser des sources d’inspirations et de nouvelles orientations sur des usages différents des produits. Ce n’est pas un outil destiné à remplacer l’homme mais plutôt qui va l’aider à aller plus loin, dans son processus de création, comme tout outil le permet, finalement.

Peut-on dire que l’intelligence artificielle s’inscrit dans le contexte  de la personnalisation de la mode ? 

Tout à fait. Grâce à toutes ces datas, issues des réseaux sociaux, dont on ne disposait pas auparavant, on assiste à une personnalisation, non pas seulement centrée sur les individus, mais aussi sur des productions plus précises. De fait, si l’on a identifié un marché de niche de la jupe plissée léopard, dans telle région de France, touchant un tel nombre de personnes, il sera plus aisé de produire, de manière très réactive, des quantités justes, dans des usines proches des lieux de vente, afin de répondre à ce besoin qu’il aurait été difficile d’appréhender, en l’absence d’informations à son sujet. 

D’après vous, l’intelligence artificielle favoriserait-elle une mode plus éco-responsable, laissant moins de place au gaspillage ? 

La mode fait face à des enjeux importants, engendrés par sa non personnalisation, à savoir les problèmes de manque de précision de la production et de surstock de vêtements. A titre d’exemple, la marque H&M a fabriqué tellement de vêtements, l’année dernière, qu’elle a été confrontée à 4,3 milliards de dollars d’invendus. Et cette enseigne est loin d’être la seule touchée par ce phénomène. Des tas de marques détruisent leurs produits car elles éprouvent des difficultés à évaluer les quantités à produire. Le fait de mieux comprendre les tendances et les attentes des clients permet de battre en brèche ce phénomène, en produisant mieux, au bon moment, des vêtements qui collent davantage aux envies des consommateurs, en limitant au maximum les déceptions à la réception des colis, les retours de produits et le gaspillage des invendus. Alors que le textile représente la seconde industrie la plus polluante au monde, les outils technologiques devraient, plus globalement, participer à l’amélioration de la durabilité de la mode et à la fin du gaspillage écologique. 

* Le site internet d’Heuritech est ici.

* Cet entretien avec Tony Pinville s’est déroulé dans le cadre de la rédaction de l’article intitulé “Shopping perso 3.0”, pour le magazine belge Le Vif Weekend, en date du 21 mars 2019. Découvrez le ici. 

Article “Shopping perso 3.0” dans le magazine belge Le Vif Weekend, en date du 21 mars 2019