"La couture électronique exprime qui nous sommes”
Rencontrée à Bruxelles, lors d’un événement sur l’impression 3D, où elle présentait sa Spider dress, une robe sensible à l’espace vital, la fashion designer hollandaise Anouk Wipprecht explique au Boudoir numérique sa conception du mariage entre mode et technologie, auquel elle consacre son art.
Le boudoir numérique : Les interconnexions entre la mode et la technologie suscitent l’intérêt croissant des marques, des créateurs et de la presse, depuis quelques années. De votre côté, vous y prêtez votre talent depuis plus d’une décennie. Pourquoi cette attirance précoce envers la fashion technology?
Anouk Wipprecht, fashion designer hollandaise : J’ai commencé à m’intéresser à la mode très jeune, vers 14 ans. J’étais fascinée par la mode, dans le sens où j’avais l’impression de pouvoir comprendre les gens par la manière dont ils s’habillent. Mais j’ai très vite réalisé qu’une dimension manquait à mon travail, parce que les vêtements ne réagissaient pas comme je m’y attendais sur le corps. Ils n’étaient pas vivants, en quelque sorte. Donc, à 18 ans, je me suis tournée vers la technologie, pour animer les vêtements que je dessine, pour leur conférer plus de dynamisme, de vie. J’ai débuté avec des senseurs lumineux, de proximité, avec des microcontrôleurs Arduino (un circuit imprimé en matériel libre doté d’une puce électronique, NDLR). Au départ, je ne pouvais pas mesurer ce que ressentait le corps. Mais la technologie a beaucoup évolué depuis et nous pouvons en savoir réellement plus sur nous, être plus connectés. C’est que j’appelle la couture électronique, à l’intersection de la mode et de la technologie. Une fashion technology qui ne se borne pas à clignoter ou à faire “bleep” mais qui exprime qui nous sommes, ce que nous ressentons et comment nous interagissons avec le monde extérieur. J’ai ainsi renoué avec l’essence même de ce que la mode représente pour moi : la communication, en m’intéressant de près à l’interactivité non verbale, par le biais de systèmes portés sur le corps.
Vous avez présenté l’une de vos créations, la Spider dress, au public de la Materialise World Conference, au printemps dernier, à Bruxelles. Quel est le concept de cette robe?
Avec la Spider dress, j’ai voulu me pencher sur le niveau de stress ressenti, quand quelqu’un vous approche. La notion d’espace personnel est captivante, parce qu’elle est relative et diffère d’un individu à l’autre, d’une culture à une autre. Généralement, les traqueurs d’activités prodiguent des informations spécifiques sur l’état de votre corps mais jamais sur votre environnement, l’espace qui vous sépare des autres, par exemple et qui, pourtant, vous influence et vous définit.
Lors de la conférence, vous avez indiqué que cette robe permettait également d’en savoir plus sur soi-même…
Tout a fait. Avez-vous déjà remarqué comment sur les réseaux sociaux, Facebook notamment, nous ne communiquons jamais sur le fait de ressentir une émotion négative? Nous allons poster que nous sommes heureux mais rarement le contraire, que nous sommes malheureux. En ce sens, la technologie nous entraine à mentir sur notre corps et nous-mêmes. Je me suis demandée si nous étions toujours heureux. Evidemment pas! Quid de nos émotions negatives ou, tout simplement, neutres? C’est là qu’intervient la Spider dress. Si je suis anxieuse, parce que quelqu’un envahit mon espace personnel, la robe repousse l’intrus avec ses pattes mécaniques, comme le ferait une araignée. Une façon non verbale d’exprimer : ne vous approchez pas plus près de moi.
La Spider dress est programmée pour réagir aux mouvements d’autrui?
Oui. La robe est équipée de deux senseurs de proximité qui détectent l’approche d’un corps, de 0 à 45 centimètres, de 45 à 120 cm pour l’espace personnel, de 120 à 360 cm pour l’espace social et au-delà de 360 cm, l’espace public. Le système est programmé pour réagir de telle ou telle manière, en fonction d’une circonstance prédéterminée. Mais, à terme, je voudrais que la machine apprenne de l’accumulation des réactions corporelles enregistrées et qu’elle adapte son comportement ultérieur, en fonction de cet enseignement. A ce moment-là, le système pourrait réellement personnaliser qui nous sommes. Une étape très stimulante en matière de fashion technology.
Vous avez choisi de répliquer la gestuelle d’une araignée. Pourquoi ?
D’une manière générale, je m’inspire beaucoup du comportement des animaux et, dans le cas de la Spider dress, de leur attitude territoriale défensive. Les animaux sont purs et honnêtes. Si un chat ne vous apprécie pas, il sortira ses griffes. Si un poulpe a peur, il disparaitra dans un nuage d’encre. Nous aussi, nous sommes des animaux. Mais on nous apprend, dès la naissance, à maitriser nos réactions défensives vis-à-vis d’autrui. Or, si vous empiétez sur mon espace vital, pourquoi devrais-je le dissimuler ? Pourquoi ne puis-je réagir comme un chat, en sortant mes griffes ? C’est ce que fait ma Spider dress : elle permet d’exprimer son ressenti, d’une manière plus animale, plus authentique.
Comment voyez-vous l’évolution de la fashion technology? La tendance n’est-elle pas à une technologie de plus en plus invisible, tout en devenant de plus en plus intime et proche de notre corps ?
Il est clair qu’en matière médicale ou sportive, la technologie va se faire de plus en plus oublier, pour fournir exactement ce que vous attendez d’elle, des données personnelles, susceptibles de préserver votre santé et de favoriser votre bien-être. Pas question qu’on la voie ou la sente, qu’elle soit une distraction ou un stress. Mais je ne travaille pas dans le sport ou le médical. Je fais de la mode, ici et maintenant. Je veux que mes vêtements expriment toute la gamme de mes sentiments. Qu’ils me permettent de mieux me connaitre et de mieux connaitre l’autre. Dans cette perspective, la fashion technology se doit également d’être visible, voire extravagante, afin de créer des interactions entre les gens. Ma Smoke dress (une autre robe d’Anouk Wipprecht projetant de la fumée, lorsque son espace vital est pénétré, NDLR) est une illustration harmonieuse de cette dualité apparente : la technologie sur laquelle elle repose est transparente mais l’effet qu’elle produit est visible. Vous ne voyez pas la technologie. Seulement la fumée. Telle est, d’après moi, l’une des évolutions possibles de la fashion technology dans le futur.
* Le site officiel d’Anouk Wipprecht : www.anoukwipprecht.nl
* Les vidéos d’Anouk Wipprecht : https://vimeo.com/anoukwipprecht
* L’interview d’Anouk Wipprecht a été réalisée dans le cadre de cet article du quotidien belge Le Soir, consacré à "L'impression 3D au service de notre quotidien".
Ludmilla Intravaia